[Entretien - création] Ce que les femmes font à la poésie (10) : Virginie Poitrasson

[Entretien – création] Ce que les femmes font à la poésie (10) : Virginie Poitrasson

novembre 8, 2022
in Category: Création, entretien, UNE
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[Entretien – création] Ce que les femmes font à la poésie (10) : Virginie Poitrasson

Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde  ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.

Après l’entretien de Liliane Giraudon, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie Olivier, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), de Virginie Lalucq, d’Elsa Boyer, de A.C. Hello, de Marina SKALOVA et de Laure Gauthier, voici celui de Virginie Poitrasson.

Écrivain, performeuse et traductrice, Virginie Poitrasson (née en 1975) explore les frontières entre les langues, les genres et les modes d’expression plastiques (sons, vidéos, sérigraphie). Autrice entre autres d’Une position qui est une position qui en est une autre aux éditions Lanskine, de Le pas-comme-si des choses, Il faut toujours garder en tête une formule magique et Demi-valeurs aux éditions de l’Attente. Invitée comme performeuse au Centre d’Art contemporain de Genève, à la SGDL, à la Maison de la Poésie de Paris, au CNEAI, à la Fondation Ricard, à la Kunsthalle de Mulhouse, à la Nuit remue, à Rencontre à lire, à MidiMinuitPoésie, à Expoésie, à la Galerie L’Ollave, la galerie Poggi & Bertoux associés, la galerie Paul Frèches, la Galerie EOF, au Carré d’art de Nîmes, au Centre d’études poétiques, ENS Lyon. Elle a traduit de l’américain : Ben Lerner, Michaël Palmer, Lyn Hejinian, Cole Swensen, Mei Mei Berssenbrugge, Charles Bernstein, Jennifer K. Dick, Michelle Noteboom, Shanxing Wang, Rodrigo Toscano, Laura Elrick. Collaboration avec le musicien Joce Mienniel (Les humanités numériques, Spectacle sonore Lauréat SACD/Beaumarchais) et le danseur Olivier Gabrys (Salle d’eau). Elle anime des ateliers d’écriture auprès de divers publics.

En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires(Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/

 

Entretien de Fabrice Thumerel avec Virginie Poitrasson

FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?

VP. Femmes ou hommes, il y a d’abord des individus ayant une pratique d’écriture singulière. Il faudrait peut-être arrêter de surdéterminer le sexe de l’auteur, même si la place de la femme comme artiste, dans toutes formes de création artistique reste encore aujourd’hui quelque chose à défendre ardemment. Faut-il rappeler qu’il y a ancré dans l’inconscient collectif cette image de la femme :

« La femme est un réceptacle thérapeutique et addictif.
Elle enchaîne
Et elle apaise.

On l’a souvent cru fée ou sorcière.
Les nœuds et coutures étant des dépendances.

Elle a pour atout sa technicité, ses sécrétions qui emballent, protègent, alertent et s’enroulent.
On sait que
sa parole – premier bain – se double du geste,
et on la résume à cela. »

Il est plus que temps d’y remédier !

L’autrice est elle et se maintient elle.
Elle amorce la pensée par mouvements prestes, tournoiement hypnotique, va-et-vient, rotation impeccable, aller et retour incessant, etc.

L’autrice initie, pourvoie, prend franchement position.
Par son mode d’action,
elle arrive à ralentir les événements,
revenant sans cesse en arrière,
puis toute en accélération,
d’avant en arrière, vers l’avant, à nouveau en arrière, de l’avant à l’arrière,
et faire tout basculer au moment d’agir.
Elle a depuis longtemps enroulé sa guerre.
Sachant que sa présence est toujours réversible,
Toujours, sruojuoT
Elle martèle de sa voix, de son corps, de ses gestes,
torsion contrefaite, contournements inarticulés,
Elle rend présent celles qui sont absentes, rendues invisibles.

On la sait achevée, tout autant que l’homme.
Mais pour le faire savoir, elle doit être redoublement,
encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore
et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore…

 

FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?

VP. Aujourd’hui encore, il y a des choses contre lesquelles il faut se défendre.
Notre corps de femme est un champ de bataille.
On l’associe volontiers à la préposition « de ».
Une enfilade de recettes plus variées les unes que les autres,
de la transcription, à la traduction, à la répétition.
Notre corps de femme est un champ de bataille, et,
il n’est pas suffisamment beau,
il n’est pas suffisamment mince,
il n’est pas suffisamment stupide,
il n’est pas suffisamment jeune,
il n’est pas suffisamment ironique,
il n’est pas suffisamment vide
il n’est pas suffisamment plein.
Il est un jeu infini de superposition
(miss monde, fille de, madone, mère de, etc.),
une fractale,
où les frontières sont en jeu.

On dit la femme
(parce que tu/on/il/elle/nous/vous l’aimez tant ainsi !)
minoritaire, aphasique et maladroite,
toute de pointillé et d’effacé.
Elle va rarement (voire jamais) de soi.

Elle vaut tout autant qu’un homme,
qui lui doute encore qu’elle le vaille.

Que faire ?
Agir, changer, ajuster, refaire, transformer, améliorer, reconstruire :
….……………………………………………………………………………

 

FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?

VP. Vous pensez que la femme qui écrit a une araignée au plafond ?
Détrompez-vous, le seul raccourci –indispensable – qu’on puisse faire,
C’est dire que la femme qui écrit a la langue alerte,
Dans ses plus larges rapports…
(surtout l’animal)

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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