[chronique] Lissez les couleurs, de Joël Hubaut

[chronique] Lissez les couleurs, de Joël Hubaut

mars 1, 2004
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[chronique] Lissez les couleurs, de Joël Hubaut

De 1997 à 1999, Joël Hubaut a écrit un long poème, Put-Put, dont chaque vers commence par « je voudrais ». Plus que d’insister spécifiquement sur le caractère de liste de cette longue incantation du devenir du corps, ce qui ressort surtout de ce texte, de cette agglomération, c’est la porosité du corps aux choses, l’incubation du monde dans le corps, faisant du corps le potentiel d’un monde qui est arraché à sa propre logique de construction, pour en obtenir un autre. En effet, ce Put-Put, appartient à la section EpidemiK de Hubaut, où le corps loin de se prôner l’indemne, sauf de toute contagion, est pénétré par les mille bribes clignotantes et aliénantes de ce qui l’entoure. Corps spongieux, aux pores ébahis et ébaudis des objets amoncelés par la logique de production, corps éventré et aspirant les remugles consuméristes des industries humaines produisant en masse les biens aliénant de l’humanité, qui viennent dans la pensée et la gorge s’agglutiner.

Ce long poème ayant traversé dans son écriture le temps, est ainsi la trace d’un devenir dispositif du corps, pour reprendre Deleuze et Guattari – Hubaut ayant travaillé avec ce dernier – d’un devenir machine de l’avènement au monde de la corporéité. je voudrais voir avec mes genoux, avec mon anus, avec mes talons, avec mes gencives, je voudrais des yeux au fond de la bouche, des yeux dans le pancréas dans les intestins, je voudrais des yeux multi-block, des yeux consoles, des yeux-télécommandes, (…) je voudrais périscoper, camératiser, pixelliser, virtualiser (janvier 1997) Devenir machine qui est une réforme, c’est-à-dire une révolte, contre la logique de configuration qui lui a été imposée par l’ordre extérieur, et dont le corps ne peut que se démettre. Devenir machine, qui n’est pas de détruire toute organicité, mais de refondre par l’acte d’une dissolution corporelle tout agencement des organes du corps, pour se refaire un corps nouveau. C’est ainsi que le travail de Hubaut que cela soit dans Put-Put, EpidemiK, Le rabbit semiotiK, dans Clom, à chaque fois semble correspondre à la pragmatique mise en évidence par les deux auteurs de Mille plateaux :
1/ étude de la générativité des signes produits dans le monde, 2/ étude des transformations productions des régimes de signes produits. 3/ étude des dispositifs (diagrammes) potentiels qui pourront s’appliquer sur des corps ; 4/ étude des machines abstraites formées qui ordonnent et répartissent les possibles réels (Mille Plateaux, p.182).

Hubaut construit en ce sens depuis 30 ans la machine immanente de son existence-corps à partir de l’expérience des signes qui tissent la réalité. C’est dans cette perspective, que chez lui, la couleur a pris une importance essentielle, en tant que derrière son accidentalité ontologique, elle s’est bien évidemment constituée comme l’un des critères de discrimination et d’agencement fondamental. Ce qu’il a parfaitement mis en évidence à travers le regard qu’il porte sur la Shoah ou encore sur la constitution des identités nationales à l’aide des drapeaux, des fanions ! Lissez les couleurs ! à ras l’fanion s’inscrit dans cet horizon de recherche, et travaille une nouvelle fois sur la question de la nouvelle configuration des signes à partir du corps. Toutefois, alors que dans Clomix, par exemple, qui date de 2000-2001, il travaillait sur des machines-objets, des configurations d’objets de même couleurs, là, le travail est celui d’un nouvel agencement de la langue, qui apparaît reprendre les quatre étapes que nous avons indiqué à partir de Deleuze et de Guattari.

Tout commence par une impossibilité à commencer par la langue, une impossibilité de la langue à dire, à gicler de la bouche autrement que par le moule qui lui a été incubé, inculqué, imposé par l’extériorité politique et religieuse. Tout commence par l’impossible commencement d’une langue dont on a hérité, et qui parle déjà alors que l’on n’a pas commencé à parler, que l’on n’a pas encore réussi à dire les mots coincés au fond de la bouche, collés à la gorge, collés et rentrés, enfoncés par la chair sémiotique produite par l’extériorité. Ça fait des nœuds dans la bouche qui s’expanse et ça fait des nœuds et ça fait des nœuds dans la bouche et quelques fois les nœuds bouchent la bouche qui s’expanse. Tout commence par la mise en évidence, au cours de cette impossibilité à dire, de l’origine des signes, de cette chair projetée au-dedans de la gorge, engorgée dans la bouche, la matrice à parler invaginée du moule institué par les forces qui lui sont extérieures. Tout commence par cette impossibilité des signes propres, car voulant dire proprement ce qui est à dire, la langue se coince dans le moule de la normalisation linguistique qui lui a été ancrée. Ici, Hubaut fait œuvre d’une véritable réflexion poétique sur le langage et se pose à distance de toute forme idiolectale au sens de la recherche d’Artaud ou encore de la définition de Barthes : la langue immédiatement s’empêtre toujours, revendiquant son autonomie et son (au/on)to-génèse, sa pureté, dans les préstructurations sémiotiques de la langue publique, de la langue déjà constituée : les mots qui devraient glisser dans l’sens de la sortie vers le trou d’la bouche pour démouler la langue pourraient s’coincer dans l’coin du trou et ça ferait gonfler tout l’bord de la bouche qui bloquerait la langue dans le moule au moment où justement la langue devrait pouvoir sortir sans problème pour expulser les mots du trou bloqué à l’intérieur du trou du moule.

C’est que tel qu’il le montre, nous sommes pris dans le moule de la langue normalisée, qui est posée, en sa structure et ses renvois, comme orthotes, droite, mât, pour le dire idéologique de notre champ d’appartenance. C’est que la langue devant être dite, doit toujours respectée la règle, se tracer rectiligne, à la ligne, ponctuée comme il le faut, étouffée comme il le faut dans la loi syntaxique qui dispose dans le bon ordre (politique ou religieux) les mots de la bouche. Mettant ainsi en évidence les structurations et leurs principes, il établit en parallèle la critique : il assole (Kierkegaard), déterritorialise (Deleuze/Guattari) la langue pour tenter de la remettre dans le vide d’une autre possibilité du dire. Se débattant dans la langue, il s’en distingue, montrant à quel point sont constituées les lois d’agencement des renvois de sens et de significations, bien évidemment il s’en désoumet, il s’en extrait par la constitution lente du plan d’une autre consistance du dire. Ainsi, s’il dit que l’homme colle ses yeux dans le moulage et quand ses yeux sont collés dans le moule de la vision l’homme ne voit que le moule de l’uniformisation de la masse de l’homme moulé à la louche, en explicitant ainsi immédiatement la mainmise de l’uniformisation par le moule idéologique de la langue, sa langue commence à s’en décoller, à produire les perturbations qui pourront peu à peu produire un autre agencement sémiotique, une autre ligne du dire.

Ce glissement vers un plan de constitution propre des agencements, liaison de sens, se détermine peu à peu tout au long de Lissez les couleurs ! Le livre étant justement ce lent glissement. Ici malheureusement, nous ne pouvons rendre la lecture qui accompagne sur un CD-audio le texte, mais l’ensemble de ce travail sonore mixé en live par Patrick Müller, rend bien la contorsion nécessaire à déboîter les agencements qui moulent tout effort de la langue lorsqu’elle tente de dire. Le glissement conduit à une accidentalité sémiotique de la langue qui vient contre-investir toute manipulation de la langue. C’est précisément là que se joue la venue d’un autre plan de consistance de la langue. Ce contre-plan cependant ne vient pas revendiquer une vérité ou une pureté de la langue, à savoir ne se veut pas la position identitaire d’une vérité ontologique de la langue, mais tout à l’inverse, (se) montre, par un jeu sur soi, en quel sens la langue est une ligne de fuite immanente et accidentée, qui se combine dans le jeu de reflet entre putréfaction et structuration linguistique : é on brourre leyau vec les brouts d’moules de l’adorate dé brouts d’coules dra la dé ron rebodu l’yauuts d’saupar pe ka brouche ki ran quotelé brouts d’tauces.

Le geste qui conduit au plan d’immanence de la langue d’aucune façon ne peut se produire comme la réification d’une volonté de pureté de soi. Non, car Hubaut l’a bien compris depuis longtemps par son travail plastique, par ses agglomérats épidémiques dans les villes, dans les expositions, les lignes de fuite, celles qui mènent à la singularité, ne sont pas issues de matérialités auto-générées, mais se constituent dans un rapport constant avec la matérialité déjà constituée par la langue du pouvoir. Mais ce que le pouvoir ne voit pas, l’excès possible du sens de ce qu’il institue, c’est ce à partir de quoi plastiquement ou linguistiquement, il faut partir. Horizon, à n’en point douter du poète-plasticien Duchamp. Le plan d’immanence est ainsi non pas le plan de la composition de machines, mais de la variation abstraite de tout renvoi réel de la langue, qui se donne dans des figures passagères, dans des configurations diaboliques car diagrammatiques, court-circuitant toute emprise grammatique ou symbolique. Ce passage du livre de Hubaut, ce solve-coagula éphémère, à entendre en soi, est source de tous les possibles, tout s’y dit en quelques échos, tout s’y compose selon le rythme incessant de la rocaille non encore fixée en une composition reconnaissable.

Et c’est dans ce tourbillon, cette explosion des syntagmes et des syntaxes, que justement renaît la machine linguistique de Hubaut, que peut apparaître l’autre machine, l’autre machination de la langue que celle moulée par les pouvoirs hégémoniques qui forgent le moule de la représentation du monde. La fin du livre expose les composantes nouvelles de la machine langue possible après la dissolution, déglutition : quand ta bouche a bien dégueulé ta langue démoulée tu peux prendre enfin la parole et la parole qui jaillit de ta bouche est comme une nouvelle langue merdeuse hors du moule. Cette nouvelle langue est bien évidemment merdeuse, sans aucune pureté, car ontologiquement aucune langue ne peut être la pure langue spirituelle de soi, d’un Je inaliéné, d’un Je exempté d’avoir échoué dès son origine dans un monde. Comme ses machines plastiques sont composées des mille objets collectés dans le résiduel de la société de consommation, cette langue est merdeuse, composée de la digestion publique des composantes linguistiques, mais elle est nouvelle car elle se bâtit dans la contingence d’un être-au-monde, qui n’est pas en son énonciation arrimé aux tables de la loi des pouvoirs politiques ou religieux. Nouvelle car giclant selon le tempo d’ouverture aléatoire de cette chair singulière appelée Hubaut !

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Philippe Boisnard

Co-Fondateur de Libr-critique.com. Professeur de Cinéma en supérieur. Artiste numérique.

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