[Chronique] François Crosnier, Une moitié de la comparaison doit relever du vivant (à propos de Silvia Majerska, Matin sur le soleil)

janvier 9, 2021
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[Chronique] François Crosnier, Une moitié de la comparaison doit relever du vivant (à propos de Silvia Majerska, Matin sur le soleil)

Silvia Majerska, Matin sur le soleilLe Cadran ligné, Saint-Clément (19), septembre 2020, 42 pages, 12 €, ISBN : 978-2-9543696-3-4.

 

Matin sur le soleil est le premier livre de Silvia Majerska (née en 1984). Ce court recueil est placé dès son titre sous le signe de l’irréalisable (puisque le soleil ne connaît pas plus de matins que de soirs). Énigmatique mais non opaque, il s’ouvre (Premier contact) sur l’image, empreinte de sensualité, de la narratrice allongée sur la terre et dont le corps est recouvert par le « corps opposé », celui du ciel.  D’emblée interviennent les deux pôles du vivant et de l’inanimé placés en position de complémentarité et d’interaction. 

Les titres des poèmes, presque toujours composés d’un seul substantif (« Pluie », « Neige », « Ombre », « Vent ») désignent certes des phénomènes élémentaires obéissant à la contrainte de lois physiques. Mais dans ce cadre Majerska met en regard l’homme et les éléments et opère des comparaisons :

une moitié de la comparaison doit relever du vivant

On peut, dès lors, relever de nombreux traits anthropomorphiques prêtés aux éléments dans les poèmes de la première partie, Cube de Pandore, dont le titre même participe de cette ambiguïté : tirée de l’argile, Pandore appartient à la terre, mais en même temps c’est une femme. Quant au cube, on peut y voir la fameuse boîte, mais aussi la puissance troisième : le poème « Bouches » énonce la possibilité de

Calculer à haute voix

l’écart entre le carré et le cube

de Pandore

Contribue au plaisir de la lecture un certain humour qui transparaît dans les énoncés. Ainsi, dans le poème Mots inexistants, Majerska (qui est linguiste de formation) se livre à cette taxonomie à la Borges :

Parmi les mots inexistants

il a fallu distinguer ceux

qui n’existeront jamais

 

Je me suis appliquée

pour ne décevoir personne

mais la liste reste

toujours incomplète

 

Peut-être qu’un jour

un terme précis

décrira-t-il

cette situation

 

Mais surtout le livre ne cesse de poser la question de son propre engendrement et de sa croissance organique : que ce soit au moyen de procédés rhétoriques (« tes étranges comparaisons ») ou via le rôle des souvenirs et des rêves (« Sous une telle pression, le rêve rendra nuit après nuit la monnaie à la mémoire. Par moments, la somme atteint le prix d’un livre. »), les deux pouvant d’ailleurs s’interpénétrer (« tout le passé surgit comme la comparaison inattendue dans un poème »). Dans Lettre, il est directement question de l’écriture : 

écrire, c’est mettre les oreilles à l’écart 

L’écriture est du côté des yeux, de la même façon que le goût est du côté de la langue :

Seuls les yeux peuvent pousser la porte de la lettre, de même que la langue seule déverrouille le goût du sucre

et la lecture est un processus réciproque  : je lis les lettres et les lettres me lisent. Revient ici l’idée d’une complémentarité universelle entre l’animé et l’inanimé. Dans les quatre derniers poèmes, réunis sous le titre Portraits de l’eau, celle-ci est à la fois « des flux de particules sœurs » dans la tour de refroidissement et pareille à « un visage humain recyclé depuis la nuit des temps ». 

Revenons pour finir au « matin sur le soleil » : dans le poème Yeux, l’auteure affirme que la valeur de certains désirs est d’être, justement, aussi irréalisables que cette proposition sans référence qui donne son titre au recueil. Quels sont donc ces désirs ?

Les yeux mêmes commencent à percevoir quelque chose de très proche mais qu’ils ne connaîtront jamais. Si seulement ils pouvaient s’émanciper, rester éternellement ouverts !

Pour Majerska l’écriture est associée au regard. La clé du recueil, ce désir qui ne peut être intégralement assouvi, serait-ce donc l’écriture même ? 

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