[Entretien] Éclectiques cités, entretien de Laure Gauthier avec Fabrice Thumerel

[Entretien] Éclectiques cités, entretien de Laure Gauthier avec Fabrice Thumerel

juillet 6, 2021
in Category: entretien, UNE
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[Entretien] Éclectiques cités, entretien de Laure Gauthier avec Fabrice Thumerel

► Laure Gauthier, Éclectiques Cités, un album transpoétique, Livre (140 x 200) de 92 pages + CD + Livret de 24 pages, Acédie58, mars 2021, 19 € TTC (commander), ISBN : 978-2-492760-00-6.

« Les textes que j’écris articulent les attaques menées par la société
capitaliste tardive contre l’individu, son corps, sa langue, sa pensée,
donc sa singularité et sa capacité à déjouer les assignations » (p. 17).

Entre la performance, le document et la poésie sonore, cet objet poétique singulier, Éclectiques Cités, nécessitait un entretien approfondi en deux parties – dont je remercie vivement Laure Gauthier. Sur Libr-critique, on lira/écoutera/regardera : Transpoèmes 1/2 ; Transpoèmes 2/2 ; « Rodez blues, 1/2 : De la relativité du silence » ; « Rodez blues, 2/2 : Ceci n’est pas un voyage autour de ma chambre ».

[Lire la première partie de l’entretien]

 

FT. Pour ce qui est de ta pratique poétique, le moins que l’on puisse dire est qu’elle tourne le dos à l’éclectisme, se situant en droite ligne des écritures expérimentales : on songe à Bernard Heidsieck et Michèle Métail pour l’intégration au poème d’un fond sonore constitué de bruits extérieurs… Et dès le début, à Christian Prigent pour la « voix-de-l’écrit » : « La voix est le carrefour béant entre le sens du texte et le corps du poète »… Laure, quels paysages poétiques habites-tu ?

LG. Oui – en effet, si dans Eclectiques Cités je laisse des aléas venir surprendre ma voix disant le poème et s’immiscer dans le poème, dégager certaines aspérités du texte, en revanche mon écriture suit un chemin qui se construit pas à pas. Dans un dialogue dialectique avec le temps, depuis le présent je cherche l’oublié dans le passé pour tenter de trouver un chemin infréquenté à venir. Cet album est « marginal » dans mon œuvre. Depuis cette marge, certaines questions émergent autrement. Que je m’efforce d’entendre et de faire entendre.

L’essai de Prigent sur « la-voix-de-l’écrit » a été une lecture importante. Il est l’un des premiers poètes français ne venant pas du monde de la performance à avoir revendiqué le caractère essentiel de la lecture poétique, à souligner combien la lecture publique d’un texte est aussi une création, engageant le corps du poète. Et ses lectures publiques en sont l’incarnation éclatante. Tout en ayant bien des affinités avec sa conception de la voix, il n’y a pas pour moi seulement deux « voix », disons pour faire vite la voix sous le texte, et la voix de la lecture. Il y a aussi une vocalité avant le texte qui nervure ensuite l’écrit, puis traverse la lecture publique. La voix traverse.

Avant même toute saisie par l’écrit, il existe une musique réelle ou imaginée, une ou des voix depuis lesquelles j’écris. Il s’agit autant de sons, de voix, de morceaux de rock ou de blues, de chansons que d’auto-compositions imaginées. Une bande son qui surgit de la confrontation avec la vie. De cette traversée nait comme un jukebox imaginaire avant le poème, un jukebox qui accompagne l’écriture. Ce sont des bribes de ce qui deviendra texte. Déjà, j’ai dans le corps une voix qui s’écrit / s’écrie. C’est souvent depuis cette voix avant le texte que je lis en public. Le texte est un tracé, un choix, une épure. La voix avant le texte est un petit cosmos brut, une pulsion, un pulsar qui pressent et souvent, cette énergie-là ressurgit au moment d’une lecture publique. En lecture publique, je reviens à cette source-là tout en ayant fait l’épreuve de la traversée du texte. C’est un voyage à l’envers, mais un rajeunissement quand-même : on va puiser à la source pour partir vers l’inconnu dans la voix. Quand j’écris, je continue une musique pour imaginer un texte, déployer ses voix, ses écarts, sa polyphonie. Quand je lis en public, je vais à rebrousse-texte, je reviens vers ce premier jaillissement comme un saumon libre.

Installation sonore de T. Saraceno (décembre 2018)

La voix des transpoèmes est tout autre chose. Là encore, merci à toi de citer Bernard Heidsieck et Michèle Métail, deux des poètes sonores qui fréquentaient le plus le champ de la musique écrite, et dont l’œuvre déploie dans l’espace et le temps, dans le son et l’image des dispositifs toujours renouvelés. Bien sûr, l’idée du contexte sonore qui accompagne un poème porte des filiations, celles que tu nommes, mais aussi celle des situationnistes, également celle de certains films expérimentaux et leur travail sur la bande son. Tarkovski n’est pas très loin du transpoème « ponton 449 ».

Mes transpoèmes ne sont en revanche pas des performances ou des actions publiques, des lectures adressées à un public. Ce sont des enregistrements en off, et le statut de ma voix est intime. Dans Eclectiques Cités, c’est ma voix quotidienne, fragile, assez monocorde qui est en jeu. Cette voix traverse des situations, elle dit des poèmes comme je me parlerais à moi-même. On pourrait dire que ma voix disant les transpoèmes est le seul élément biographique présent dans mon œuvre. Elle marque les émotions qui me traversent comme la détente (poème enregistrés dans mon bain) ou la fatigue, la maladie (la machine à inhaler des antibiotiques) ou la surprise, parfois la stupeur : si l’eau monte et me trempe les chaussures, si j’entends un sdf hurler dans la rue contre la république et ses injustices, et que j’en deviens muette, ou quand je pleure car je viens d’apprendre que ma mère est hospitalisée, que je m’énerve des commentaires d’une femme politique quand Notre-Dame brûle. Je ne dirais jamais ces textes ainsi en public. Ma voix privée réagit à une situation. Ma voix n’a pas la puissance ou la fluidité ni même les écarts de ma voix de lecture publique. Ça n’est pas du tout la même énergie qui s’y déploie. Il s’agit de litanies. De proférations intimes. Le grain de la voix se transforme, le souffle, le tempo. Le contexte s’impose à ma voix qui marque des arrêts dans le texte autrement. Tout se joue dans le souffle et dans les pauses qui ne sont pas celles que je marquerais si je lisais ces poèmes sur une scène. La situation ponctue le poème et en en modifiant la ponctuation, en modifie le sens. Nécessairement.

Je ne savais pas du tout en décidant d’enregistrer dans le cloître de la cathédrale de Porto que je le ferai. C’est en entendant le cri des mouettes se mêler aux sons de l’orgue que j’ai pensé à mortuos plango de Jonathan Harvey, une pièce au son hybride que j’aime beaucoup. Et je savais encore moins qu’un hélicoptère allait passer au-dessus du cloître : tout se passe alors dans mon corps traversé par le poème, qui accueille, dans un même temps, le contexte. Cela crée un écart. Dans le cas des transpoèmes, l’écart se joue à l’intérieur même de ma voix qui réagit en même temps à ce qui survient dans les sons alentour et dans le poème. Dans toute mon œuvre la notion d’écart est importante : écart entre les langues, le jeu avec les traductions, entre les voix du texte, entre prose et poésie, mais aussi ici entre texte et contexte. La fiction ne doit pas simplifier le réel. Je crois que l’on reste vigilant à condition de maintenir des tensions vivantes. C’est en ce qu’elle oblige à voir la complexité de la vie que la poésie est politique. Mais cet écart, à la différence par exemple des clameurs enregistrées par Heidsieck pour Vaduz, pour prendre un exemple emblématique, n’est pas prévu. Je n’effectue pas de montage au moment d’une lecture publique. Je traverse au hasard des situations. Comment savoir qu’une enfant dirait près de mon micro en me regardant devant une maison à Pompéi « mama, c’è un film ! » : il s’agit d’une émergence. C’est de l’aléa auquel je réagis en direct. Les transpoèmes sont des improvisations. Tout se joue dans le présent de l’enregistrement, simultanément. Je lis à même la vie, à même la rue ou le champ. Leur sens m’échappe totalement quand j’enregistre, je ne sais pas où ça va. Souvent ça ne va nulle part, j’efface. Parfois quelque chose d’imprévu émerge. Au moment où je me tiens sur le seuil d’une église de Porto et dis « seuls les animaux traversés de mots peignent » une vieille femme passe au dehors et dit quelque chose. Cette phrase alors prend un tout autre sens. Quand j’enregistre « la clocharde du monde » et que je dis « j’ai vu mourir les musées » à l’intérieur d’une barge du débarquement à Arromanches où j’étais en résidence, on entend des touristes passer….

Ce qui est important, c’est que ces contextes imprévus ne sont pas retravaillés ni montés. Le son en est sale parfois, le vent s’engouffre, rendant la voix quasi inaudible comme à Pompéi. Il faut pouvoir traverser le temps sans savoir. En faire l’expérience. Je crois que c’est ce qui est au centre de cet album : faire l’expérience de la vie. Que la poésie soit aussi à même la vie. Accepter parfois l’ennui, que rien de spectaculaire ne se passe. Ne pas faire de montage mais éprouver le temps tel quel.

Cet album est prévu pour l’écoute intime que ce soit dans le train, en faisant la vaisselle ou à son bureau au casque. Ce sont des traversées qui nous disent quelque chose. Sorte de bande-son du monde dans sa tension avec ce qu’essaie de dire la poésie. Cela créé un entre-deux vigilant. Nous dit quelque chose de la place de la poésie dans le monde et à la fois de l’état du monde. Des questions humbles posées de biais.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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