[Chronique - news] Hommage à Manuel Joseph, par Fabrice Thumerel

[Chronique – news] Hommage à Manuel Joseph, par Fabrice Thumerel

octobre 28, 2021
in Category: chronique, News, UNE
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[Chronique – news] Hommage à Manuel Joseph, par Fabrice Thumerel

« La chaire est prise, ça lasse ! et j’ai maté toutes les séries »
(Manuel Joseph, Les Baisetioles, Questions théoriques, 2020, p. 45).

… 3 éditeurs principaux (Al dante, P.O.L et Questions théoriques)… 13 livres, entre autres créations… Manuel Joseph (1965-2021) n’est plus. Mais il restera, pour inspirer ceux qui l’ont connu et/ou lu et qui le liront, mais aussi comme miroir critique des discours dominants qui ont marqué le passage du XXe au XXIe siècle.

Faisons nôtre cette analyse lumineuse de Christophe Hanna, qui a préfacé son dernier livre : « toute l’écriture de Joseph est de nature exploratoire, […] elle constitue une forme neuve d’analyse des médias, mais aussi […] elle réussit à être cela précisément en désancrant la poésie de sa position de retrait pour l’instituer en espace méta-médiatique intégré à la médiasphère » (Les Baisetioles, p. 10).

Comme premier regard rétrospectif, on pourra (re)lire ci-dessous ma chronique du 28 décembre 2010 sur l’un de ses derniers livres, qui plus que jamais nous parle.

 

Chronique : Nausée hypermoderne, ou « le règne des cagoules blanches »…

Manuel Joseph et Myr Muratet, La Sécurité des personnes et des biens, POL, novembre 2010, 160 pages (50 photos couleur), 28 €, ISBN : 978-2-8180-0386-2.

En cette drôle d’époque où partout suinte de la « pisse d’âme » (p. 64), malgré le sécuritarisme ambiant, l’écrivain Manuel Joseph et la photographe Myr Muratet établissent un implacable constat : la sécurité des personnes et des biens… « n’est plus assurée » (77) !Chronique : Nausée hypermoderne, ou « le règne des cagoules blanches »…

« Ce travail n’est pas inachevé, simplement déroulant
comme un escalator ou le boulevard périphérique parisien :
côté pile, une ordinaire semaine hantée ;
côté face, le règne des cagoules blanches » (p. 79).

Dans notre société de Transit à Grande Vitesse, l’homo consomator est ballotté de pulsion en pulsion (« Faites-vous plaisir, parce que vous le valez bien ! », nous serinent à longueur de journée les spots et affiches publicitaires)… Pas de problème, les hommes en bleu, kaki ou blanc avec bandeau rouge « SÉCURITÉ », veillent à l’Ordre économique et secturitaire. Seuls les droits des victimes sont bafoués. Les victimes… ces « zéros » rejetés en marge de la Société de Consommation Prioritaire (SCP), dans la « Zone » – zone de non-droit, de non-dit, de non-vie… zone d’économie parallèle dans des lieux de parcage et de flux (de personnes et de biens)… La dignité est le luxe de l’homo caddicus ; l’homo nullus, lui, arbore son moi-zéro à fleur de peau. D’un côté, le monde de la marchandise ; de l’autre, l’immonde et l’immondice.

C’est le « drame social » que, sans misérabilisme ni sensationnalisme, nous suggèrent les photos de Myr Muratet, dont les cadrages comme les couleurs sont des plus éloquents – sans oublier certaines légendes (« Dispositif anti-personnel », « Les Pisseurs », « Pelure d’oignon », « Les Guillotines », « Chlorhydrate de méthadone », « La Chaise percée », etc.). Ce photogramme va jusqu’à intégrer le portrait de l’écrivain, façon de souligner son empathie : écrire, n’est-ce pas creuser son devenir-exclu, se néantiser socialement ?

Ce document ethnosociopoétique présente un jeu de réflexions avec le journal de « Monsieur J. », agencement répétitif obsessionnel (ARO) qui entretient un rapport d’homologie avec sa vie comme sa parole quotidiennes : le ressassement des discours prégnants (médical, hygiéniste, psychologisant) et le respect des prescriptions attestent à quel point la société néolibérale peut être irrespirable (rien d’étonnant, dans ces conditions, que « Monsieur J. » rééduque sa respiration)… Une société paradoxale, dans laquelle circulent librement les marchandises, mais pas les personnes ; l’identitarisme prévaut sur le singularisme ; la libération par les médicaments devient addiction…

Ce jeu de miroirs se complexifie du fait que le récit de « Monsieur J. » alterne avec des analyses métadiscursives : est examinée la manière dont les « métaphores de nature médicochirurgicale (MMC) » sont utilisées à des fins ostracisantes. Ainsi avons-nous affaire à un montage critique transdisciplinaire dans lequel le télescopage des isotopies médicale, militaire, sécuritaire et hygiéniste a pour corollaire une interrogation d’ordre politique : et si la trajectoire de « Monsieur J. » était emblématique ? et si notre monde globalisé était insidieusement totalitaire, conditionnant les individus à oublier leur vie antérieure et intérieure pour se conformer à l’ordre marchand en place ?

La puissance critique de ce dispositif réflexif consiste à dévoiler la « tératologie idéologique » (41) aussi prégnante aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle dans la sphère militaire comme dans l’espace social global : aux yeux des autorités comme des gens « clean », qu’est-ce qu’un / qui est « déchet » ? comment s’en prémunir ? comment le traiter ? Affleure ici la collusion entre identité, sécurité et salubrité : le corps étranger ou l’agent contaminateur ou le miasme délétère ou l’élément dangereux est le microbe, l’exclu, l’étranger, l’ennemi… D’où toute une série d’antinomies : propre versus impropre, sale ; sain versus insalubre, malsain ; dedans versus dehors ; connu versus inconnu, étranger ; sécure versus insécure ; semblable versus Autre ; ami versus ennemi…

L’autre réussite de ce travail transgénérique est la conjonction dans la Nausée hypermoderne du singulier et du collectif. Voici les symptômes de type oral qui insupportent « Monsieur J. », lequel sera finalement emporté par un délire meurtrier : « Il faut pourtant que je sorte de l’appartement et que j’aille voir sur place dans la rue les visages des vieilles personnes alors je ne resterai peut-être pas toute la journée devant le bol de lait blanc rempli à ras bord avec la pellicule comme une cagoule percée de plein de petits trous et qui se met à faire des rides et à s’enfoncer au milieu pour laisser sortir un peu du lait blanc » (70)… Or, les « cagoules blanches », par leur connotation de banditisme et de fanatisme (lié à la religion et à l’extrême-droite), ne renvoient à rien moins qu’à une société occidentale minée par le sécuritarisme, l’ostracisme et le racisme. De métaphysique, la Nausée sartrienne est bel et bien devenue avant tout sociale.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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