[Chronique] Françoise Ascal, Brumes, par Carole Darricarrère

[Chronique] Françoise Ascal, Brumes, par Carole Darricarrère

novembre 20, 2021
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Françoise Ascal, Brumes, par Carole Darricarrère

Françoise ASCAL, Brumes, peintures de Caroline François-Rubino, éditions Æncrages & CO, automne 2021, 56 pages, 21 €, ISBN : 978-2-35439-109-6.

 

Volume aphone, relief d’atempéries ou « météo mouvante » qui « ronge les fixités », du teint au tain, la brume est sans odeur, sans couleur, sans définition ni ponctuation. Glisse au singulier ce sur quoi l’on n’a pas de prise : une préface, un enveloppement, un être-là en suspension de réalité tangible dans un raccourci. La brume affine, effleure, efface, infuse les contours, les limites, les possibles. Ainsi en va-t-il de la poésie qui vide volontiers les mots de leurs arêtes cérébrales et gomme ce qui dans la langue s’érigerait en volonté. Sur ce chemin de crête, en funambule, Françoise Ascal, cherchant ses mots, pose les pas japon d’un juste milieu.

Le premier mot, celui qui (me) vient spontanément à la lecture, est « lean » ; celui qui, de l’autre côté de la Manche, en terme de silhouette, s’applique à sublimer le fil, la minceur, la légèreté. En matière de mots c’est en faisant jeûner la langue que l’on obtient peu ou prou les mêmes effets, si ce n’est qu’ici se partagent l’espace en résonance une plasticienne et une poétesse, celle-ci écrivant au pinceau ce que son alter ego exprime sans mélancolie en dispersion : d’une écriture l’autre la frontière est mince et sororale.

Écrire comme l’on doute entre élan et néant, dessiner des ronds dans l’eau, repousser la sombre engeance qui couve et menace en filigrane ; trouver asile dans les volutes et les reptations de la brume, ce véhicule aux allures lentes de cocon de lumière d’où germera le monde de la forme ; vision éphémère par osmose,  diction fœtale de l’ineffable, refuge « en forme de linceul / (…) pourras-tu m’accueillir / en ce jour de lassitude // me porteras-tu en ton sein / (…) brume qui m’appelle / promesse de repos / en son évanescence », toi / elle qui fait entrer l’infini dans la forme ou l’en délivre.

« Mots écran » du poème, fluidifiés par le mouvement méditatif de la marche, biotope simple sans but ni intention, dépigmentations de mots en miroir des ‘dépaysages’ de Caroline François-Rubino dont les ambiances acousmatiques font penser à des acouphènes.

Que peuvent les mots du poème en regard de l’autre-langue de la plasticienne ? En matière de discernement ? Quelles affinités sous-jacentes entretiennent-ils avec et la brume et la peinture ? Quelles textures en résonance œuvrent ici de concert autour d’un point d’harmonie, quels équilibres se cherchent ?

Dans le spectre impressionniste de l’estompe, la brume est le halo de distillation des noces perméables de l’eau et de la lumière propice à la vision. Les mots de l’auteure y forgent l’air, fondent comme perles à la matrice, leurs petites têtes chercheuses, dans un espace palmipède invertébré sans limites : « fine bruine de mots / jetée sur nos certitudes », « un opéra muet / pour oreilles subtiles ». « quand tombe la brume » « à quoi bon des yeux ? », à quoi bon des mots, « par-delà le moi le soi le tu le nous » « encombrés du désir de voir » dès lors qu’entre apparition et effacement il n’est question que d’essence, de silence et de porosité ?

La poésie pastelliste de Françoise Ascal ruisselle, excelle en liquidité de la surface vers la profondeur sans densité. En regard, les ambiances pers luminescentes et les verts floraux en mutation végétale de Caroline François-Rubino offrent au-delà de la matière un espace réceptif ouvert à mi chemin de l’impressionnisme et de l’abstraction.

Béance accueil et dévoilement sont des vertus féminines. Chez Caroline François-Rubino la couleur atomise le réel vidant le cristallin de ses repères virils, une saison de nymphéas ou l’après-midi d’un faune gouttent mot à mot du pinceau à la lettre en suspension de genres, une mue de laitances végétales en souvenir de l’éclat des fleurs, la nue part de la réverbération diaphane du néant sur la couleur.

Si ces brumisations turnerisées évoquent le sommeil de la forme et en amont de la langue son éther, elles n’en restent pas moins ponctuées de possibilités, halos de grandes gerbes d’herbes, remues de vert outremer, sifflements, silences, grain, profondeurs tactiles, fluidités, hachures, circulations, courants, bulles, affects, mouvements contraires, infusions joyeuses de taches et de traces, visages fantomatiques auréolés de lumière, présences animales, yeux, empreintes du vide, impressions : Monet y rêve, Monet y chuchote.

Dans cette valse en écho aux mottes mentales des mots et leur cécité, la peinture figure côté ciel une origine et une étendue, sorte d’infini inatteignable de la langue, en substance une issue à la pensée qui rampe et tâtonne à courte paille. Elle tient lieu de réponse muette aux questions que se pose le poème, étant ici « bouddha » par nature, essence, nirvana, lâcher prise, elle fait littéralement retour là où les mots doivent constamment s’appliquer à ne faire écran ni au Poème ni à la lisibillité – à ne pas mettre un nom à l’arrêt sur les choses – : intuitive et acérébrale, la peinture danse avec la lumière.

Reste l’empan du corps, pierre de touche de l’angle mort, caisse de résonance, pieds, mains, harpe, écoutilles sudoripares, cape de peau, ici ou là une orbe de lumière vêt les blancs motus calligraphes du texte. À la façon d’un jeu de runes, on y croise les noms illustres d’un faisceau de références soit autant d’éclairages faisant hommage et révérence, comme si, à même les brumes, affleuraient un à un les visages désossés d’une concorde musicienne, brelans et paires donnant corps au texte, tour à tour vertèbres, nageoires & pagaies, béquilles, phares dans la nuit, ils sont en quelque sorte les yeux de secours de Françoise Ascal – « géographe aveugle » –, ses points de repère et ses complices en même temps que les gardiens de la vision intérieure. De la brume à l’aura, du son à son écho, du mot maladroit à son eurêka, nuit blanche d’ombres platoniciennes, tout étant ici feutré, diffus, est propice à une révélation spontanée.

La brume invite à voir à la rescousse du corps, plante des pieds micropore à fleur les mousses, mains à la rencontre, invite à rejoindre, toucher, ressentir, se laisser traverser. « Brume » est une ode au corps animal de sensations jouissant silencieusement de ses ressources.

Foin de nuages, dans l’ordre des disparitions, en ces clairières sommeille une belle au bois dormant que l’on ne verra jamais ; tant que « persistent / sur la planète en loques / de secrètes réserves d’Ailleurs »… (   )

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