[Texte] Christophe Esnault, Pas le temps de lire, je suis à la médiathèque, extrait d’un tapuscrit inédit

[Texte] Christophe Esnault, Pas le temps de lire, je suis à la médiathèque, extrait d’un tapuscrit inédit

octobre 16, 2024
in Category: Création, UNE
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[Texte] Christophe Esnault, Pas le temps de lire, je suis à la médiathèque, extrait d’un tapuscrit inédit

Nul n’a jamais lu un livre emprunté à la médiathèque. On observe une circulation des livres, on peut la mesurer, il y a des statistiques très précises, mais assez techniquement quand on demande lors des retours : « Vous avez eu le temps d’en lire quelques pages ? », évidement le lecteur ou la lectrice se détend, se relâche, et elle lâche un aussi attendu que splendide : « Ah, non, ai pas eu le temps du tout. »

Enfant de salauds qui ne lit pas de livres, on vient dans ta rue et on sonne à la porte de tes géniteurs. La bibliothèque, elle vient désormais chez toi, ce sont nos nouvelles missions. On te questionne sur ta paresse à naître à ta propre vie. Comment ça tu n’as pas lu Titus Andronicus ? Tu n’as pas besoin de Bergson, Deleuze, Stiegler et Simone pour penser ? Tu crois vraiment que tu vas penser et naître tout seul ? Voilà un Mark Twain et le Croc-Blanc de Jack London. Tourne autour et quand tu voudras entrer dans le monde, commence ta lecture. Mais si tu préfères pêcher à la ligne, chaparder des pommes, grimper aux arbres, construire un feu, on s’incline et, genou à terre, on dit « Respect ! »

L’atelier brochettes de Chamallows a eu lieu dans la cour de la médiathèque. Les enfants étaient très nombreux, plus de quarante. Aussi ravis que gourmands. Le barbecue électrique sécurisé était prêté par la bibliothèque départementale de prêt, et réservé depuis dix-huit mois car l’animation a du succès partout où elle passe. Aucun conte ni album n’a été lu. Aucun livre n’a été montré aux enfants. Inutile. Ils avaient trop faim. Les réservations sont passées à deux ans et demi d’attente, et la BDP a la pression pour investir dans un ou deux barbecues supplémentaires. L’insistance à ce propos relève à peu près du harcèlement, qui lui-même flirte avec la maltraitance. « Nous exigeons des moyens supplémentaires pour les brochettes » a été tagué sur la façade.

Suite à la découverte de dessins obscènes griffonnés dans le journal local et à une campagne de dénigrement outrageant, acharné et systématique sur les élus de notre ville et sur notre maire en particulier, nous vous demanderons désormais une pièce d’identité pendant la consultation du journal et elle vous sera rendue si l’on ne trouve pas dans les pages du quotidien des petites bites et des gros fuck.

Tu veux jouer au jeu de l’oie des confinés en distanciel. Inscris-toi en ligne.  Si tu as des difficultés de connexion pour la saisie de tes identifiants, ou encore pour installer les quatre logiciels dont tu as besoin pour participer à cet après-midi détente, tu sais que les gens de S.O.S. Cognition Adaptation pourront être là pour toi dans un délai n’excédant pas les six heures d’attente.

« Je suis, nous sommes tous devenus ludothécaires. Le livre est obsolète ; ça n’a plus vraiment de sens d’en acquérir de nouveaux quand on a la volonté d’être à l’écoute des demandes et des nouvelles pratiques des usagers. Mais bien sûr des syndicalistes obtus, traditionnalistes hors-sol, voudraient que l’on commande un livre chroniqué dans les revues Europe,Le Matricule des anges ou dans Art Press. Absolument ridicule. Ces livres sont des épouvantails pour notre public qui, de lui-même, sait parfaitement se relier aux meilleures influenceuses sur TikTok, qui pas idiotes ont lâché le livre depuis longtemps. »

J’ai des collections de Lui, Playboy, Union, Penthouse presque pas tachées, ça vous intéresse ?

Les vols répétés du papier hygiénique dans les toilettes ont pris des proportions industrielles. Veuillez apporter votre propre papier labellisé bio équitable, sans parfum, sans colorant et issu exclusivement d’arbres malades sélectionnés parmi des forêts « naturelles ». La provenance et la norme ISO seront vérifiées avant votre visite aux toilettes, nos bibliothécaires ont été formés. Plutôt que de se poser en victime, on innove, on propose des solutions, et on en profite, même face à la malveillance, pour sauver Gaïa, notre mère à toutes et tous.

Jeter des fruits pourris, des cacahouètes ou des animaux morts depuis le balcon du premier étage sur le personnel de l’accueil ne sera plus toléré. La personne surprise dans cette attaque sournoise sera maîtrisée par notre équipe de vigiles, qui a été renforcée, puis livrée aux forces de l’ordre. Une plainte sera déposée, et la personne sera bannie de nos locaux pour cent quarante ans, vous voilà avertis.

Le lâché de souris blanche dans la médiathèque n’est pas autorisé. Le lâché de ragondins, non plus.

On refait un escape game pour la prochaine Nuit de la lecture, on reste sur une valeur sûre qui remporte l’adhésion ?

Je ne veux pas faire clignoter mon doctorat de psychologie, mais sérieusement, choisir d’être bibliothécaire, c’est quand même exhiber au monde social ses putains de problème, on est d’accord, non ?

Ne dites pas « tu es encore bonne » aux dames, lamentable approche moisie et très inconvenante. Vous trouverez La Drague pour les Nuls en côte BD DEL. On vous connaît bien, on mesure l’urgence, alors on en a commandé dix exemplaires. On a même constitué une bibliographie sur le thème de la séduction. Aucune excuse pour ne pas très vite devenir des experts.

Vos poufs, géniale idée. Plonger dans l’indispensable objet mou. L’incroyable confort ontologiquement avachi qui autorise le total relâchement, et la sieste immédiate de quarante minutes. Léger souci : une fois enfoncé dedans, on ne peut pas en sortir, enfin pas seul, aussi il faudrait pourvoir biper vos bibliothécaires pour qu’ils nous aident à nous relever.

Mon psychanalyste me dit que les expériences esthétiques que je vis dans vos locaux sont, parce qu’elles sont quotidiennes et multiples, aussi traumatisantes que les violences d’un conflit armé, d’une guerre chimique, aussi je ne viendrai chez vous qu’une fois par trimestre, et en passage éclair.

Des entreprises bienveillantes et privées vont vous inspecter. Fini le laxisme millénaire. Vous devrez prouver que la médiathèque dans tous ses segments d’activité est d’utilité sociale, et cela après mesure de son impact financier sur le terrain local. Si vous n’êtes pas en mesure de prouver votre fonction effective pour la cité, des postes de bibliothécaires seront supprimés. Dans le respect et la considération de ceux et celles qui sauront se distinguer par leur excellence.

Hugues et Pepper, vos deux robots bibliothécaires intelligents, sont beaucoup plus sympas et professionnels que vos fonctionnaires fatigués sous Lexomil®, et puis eux n’ont pas une très mauvaise haleine. On attend les versions suivantes d’humanoïdes experts, ce sera bientôt supportable et peut-être agréable de fréquenter votre personnel.

Le dernier numéro de Que Choisir sur l’argent a été dérobé.  Personne ne s’intéresse à notre sélection de périodiques et à nos abonnements que pour une fois, on se sent considérés pour notre travail. C’est inestimable. C’est avec de petits gestes comme celui-là que l’on retrouve le sens de nos missions. Les paysans ne sont pas les seuls à être touchés par le suicide. Mais grâce à cet inconnu héroïque, on est plusieurs employés de la médiathèque à retrouver un peu de joie, à s’éloigner du burn out et de l’irrémédiable renoncement.

Rendez-vous Allez les filles # 8, mercredi prochain ce sera : « Mon sac à main armada d’armes diverses et variées ». Seront distribuées des paires de ciseaux et, des bombes lacrymogènes. Quelques poings américains seront offerts (tombola). Maniement et entretien de gun. Partenariat avec l’armurier de votre ville qui animera la soirée.

Quand les bibliothèques ne seront plus à genou devant l’État, crameront-elles moins souvent ? Fouille au corps et prise d’empreintes biométriques à l’entrée de ce café philo. Conseil d’ami : venez sans allumettes et la pupille pas trop dilatée par les psychotropes. Partenariat très discret avec la BRAV-M.

Cahier de suggestions :

J’exhibe une sélection de livres cultes depuis vingt ans lors de nombreux prêts chaque semaine, et aucune bibliothécaire un peu fûtée (éveillée) ne m’a proposé un petit 5 à 7, émerveillée par mes choix de lecture. Ce n’est ni sérieux, ni très professionnel.

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Animations débilos, le grand n’importe quoi en médiathèque est actuellement en prêt et réservé sur trente ans, veuillez réitérer la demande du document au siècle prochain. Merci de votre patience.

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librCritique

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