[Entretien-création] Ce que les femmes font à la poésie (11) : Katia Bouchoueva

[Entretien-création] Ce que les femmes font à la poésie (11) : Katia Bouchoueva

janvier 21, 2023
in Category: Création, entretien, UNE
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[Entretien-création] Ce que les femmes font à la poésie (11) : Katia Bouchoueva

Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux
éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde  ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.

Après l’entretien de Liliane Giraudon, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie Olivier, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), de Virginie Lalucq, d’Elsa Boyer, de A.C. Hello, de Marina SKALOVA, de Laure Gauthier et de Virginie Poitrasson, voici celui de Katia BOUCHOUEVA.

Katia Bouchoueva est née en 1982 à Moscou (Russie).  Elle vit à Grenoble depuis 2002 et aime

© Photo de Pascale Cholette

beaucoup cette ville.  Elle a publié dans les revues Bacchanales, Place de la Sorbonne, L’Intranquille, Microbe et sur le site REALPOETIK. Auteure de  C’est qui le capitaine ? (éd. L’Harmattan, 2010), Tes oursons sont heureux (éd. Color Gang, 2015), Equiper les anges – et dormir, dormir (éd. La Passe du vent, 2017) et Alger céleste (éd. Publie.net, 2019), elle construit un appareil à la fois auditif et optique – pour mélanger, dans un mouvement d’un tour complet, le haut et le bas, le dedans et le dehors. La poésie comme unique moyen de transport pour des destinations profondes et hautes, inutiles et nécessaires.

En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires (Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/

 

Entretien de Fabrice Thumerel avec Katia Bouchoueva

FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?

KB. Trouvent de l’inconnu, comme l’a prédit Rimbaud (Haha, comme dirait Rim Battal).  Mais c’est un peu ce qui est demandé à toute personne s’aventurant sur le terrain de la poésie, n’est-ce pas ? Marcher sur la ligne de crête, traverser des frontières, les effacer à certains endroits, les reconstruire s’il le faut ? Les femmes auraient-elles des manières de faire en poésie qui leur seraient propres ? Toutes les femmes qui écrivent de la poésie sont-elles femmes ? Tous les hommes qui écrivent de la poésie sont-ils hommes ? Sortons-nous de cette binarité sociale et linguistique dès l’instant où le mur de la langue de communication / information craque et laisse apparaître d’autres choses, d’autres mondes et façons de penser et dire ? Que de questions.

En revanche, il est plus aisé de repérer ce que font les femmes à la vie poétique en France, aux différentes institutions et espaces de publication, de travail en commun, de légitimation. Il y a un constat empirique qui mérite d’être approfondi par des études chiffrées : il apparaît clairement que les femmes sont de plus en plus visibles en tant qu’autrices, éditrices, théoriciennes, revuistes, programmatrices. De façon générale, les femmes sont de plus en plus agissantes, soutenantes les unes envers les autres dans tous les domaines, et le terrain des écritures poétiques contemporaines n’y échappe pas.  Je dirais même que quelques « bandes de femmes » se forment en poésie, d’une manière informelle souvent, mais on sait que l’informel nourrit ce qui viendra ensuite se formaliser par des publications, des rencontres. En cela, le fait que l’anthologie Madame tout le monde de Marie de Quatrebarbes est construite sous forme de constellations n’est pas un hasard.

J’aime beaucoup cette énergie féminine collective que j’ai pu vivre à l’intérieur des groupes des lesbiennes par exemple ou à la maison de retraite où j’ai fait fonction d’aide-soignante en remplacement pendant quelques années. Je ne pensais pas la retrouver un jour dans le milieu de la poésie et là voilà.  Quelque chose de joyeux en émane. Quelque chose qui est en train de s’universaliser.  Cela doit être lié au fait que les femmes sont moins hétéronormées qu’avant, plus libres dans leurs gestes et paroles, plus à l’aise avec de nouvelles formes de sociabilité (merci aux luttes féministes et LGBTQI).

Il convient aussi de se demander qu’ont fait les femmes à la poésie dans le passé. On découvre aujourd’hui un tas de noms féminins passés sous silence, comme Louise Colet, Renée Vivien par exemple. Exactement comme dans d’autres domaines : sciences, musique… Comment penser cet héritage ?

Toutefois, je sens qu’en littérature se lier à quelqu’un ou à un groupe sur une seule base d’appartenance au même genre n’est pas juste poétiquement parlant, c’est une impasse. On aimerait laisser à tout homme la possibilité de devenir femme pour toujours ou pour un temps d’un poème et vice versa. Des poètes hommes dont je me sens proche ont aussi, à mon sens, cette énergie joyeuse qu’on pourrait définir comme propre à la nouvelle sociabilité féminine dans leur façon d’interagir, de se lier aux autres : Pierre Soletti, Emanuel Campo, Grégoire Damon, Thomas Vinau …

 

FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?

KB. Partout où la domination masculine est d’actualité, les femmes sont confrontées aux comportements sexistes. Si #MeTooPoésie n’a pas encore eu lieu, cela signifie-t-il que la domination masculine n’est plus d’actualité dans le milieu poétique ? Si c’est le cas, cela est-il lié au fait que les avantages statutaires et financiers étant très modestes dans ce domaine, la plupart des hommes qui s’engagent aujourd’hui dans la poésie ont déjà une perception non stéréotypée de leur masculinité ? Cette hypothèse me semble probable, mais c’est à vérifier.  Il existe plusieurs milieux de poésie et pas un seul, je ne les connais pas tous de l’intérieur. Ce que dit Sandra Moussempès dans son entretien concernant les agissements sexistes dont elle a été victime me fait penser que #Me Too est nécessaire dans certains milieux poétiques. Quid des espaces où les avantages statutaires sont plus importants ? Que se passe-t-il dans les maisons édition qui emploient du personnel, dans les manifestations et structures subventionnées avec leurs entités dirigeantes, leurs contrats à durée indéterminée, leurs stagiaires et congés maternité ?

 

FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?

KB. Je ne crois pas à la binarité obligatoire de genre. Encore moins dans la poésie. C’est plutôt un continuum en mouvement. Comment se placer dessus avec sa petite et grande poésie (je dis ça et ça me fait penser à Ma poésie est toute petite de Pierre Soletti) ? Donc, non je ne vois pas à quoi devrait ressembler l’écriture intrinsèquement féminine. S’il est difficile de détacher les enjeux liés à la création poétique de ses conditions matérielles et sociales, un texte littéraire ne peut pas se résumer à une somme des différents reflets de la réalité pour autant. Les promoteurs du réalisme socialiste soviétique l’ont essayé et ce fut mauvais. Cela ne vaut pas dire que le renvoi à nos conditions (heureuses ou malheureuses), circonstances et identités sont à bannir, surtout pas. C’est juste que c’est seulement quand nos conditions et circonstances passent par des différentes étapes de transformation langagière propres à chaque autrice/ auteur que la littérature advient. Il arrive aussi que certaines identités et circonstances ne peuvent pas être évoquées directement pour tout un tas de raisons extra-littéraires : censure, danger… Parfois ce temps de transformation est très court car il est urgent d’aller vite à l’essentiel.

Il me semble, que si je veux que mes expériences de femme, de gouine, de grenobloise et autres s’universalisent poétiquement, je suis obligée, tout en prenant ou pas l’appui sur ces éléments, d’aller vers ces étapes de transformation, souvent en allant ponctionner dans d’autres choses et vécues, parfois rien à voir, m’imaginer aussi dans les circonstances des autres (« je est un autre » quoi).

En tant que lectrice, quand je suis face à un texte poétique fort, il arrive toujours un moment où j’ai l’impression de voir se réaliser ce souhait biblique : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. » C’est presque une question d’ordre chimique, pas intellectuel.  J’aime beaucoup cette sensation qui me fait sortir un peu de moi-même et me permet de revenir plus forte face à mes réalités et identités.  Toutefois, si quelqu’un.e souhaite élaborer une écriture « féminine / masculine » originale et novatrice, pourquoi pas, à voir.

Quand je lis à deux voix avec Laure Gauthier, sommes-nous deux femmes qui travaillent leurs langues « introuvables » côte à côte ?  Quand le lendemain, Laure Gauthier s’en va lire à deux voix avec Christophe Manon et moi avec Grégoire Damon, devenons-nous « trouvables », Laure et moi, à côté de ses deux hommes devenus « introuvables » du coup ?

Pour l’instant, je n’arrive pas à savoir en quoi consisterait cette langue des femmes à l’échelle des plusieurs femmes, d’une génération ou d’un mouvement. En revanche, j’ai l’impression d’entrevoir à quoi cela pourrait ressembler à l’intérieur d’une poétique personnelle en lisant les derniers livres de Sabine Huynh, Laure Gauthier, Florence Pazzottu, où une toute nouvelle place est donnée à l’autre, où la langue pénètre avec une grande précision et sans rien déchirer gratuitement. Une nouvelle forme de chirurgie poétique. C’est jouissif.  Est-ce le hasard qu’elles sont femmes ? Est-ce un féminin devenu universel ?

J’aimerais finir par cet extrait de Qui journal fait voyage d’Édith Azam, sorti aux éditions Atelier de l’agneau en 2012, il y a 10 ans donc, à l’époque ou ces questions n’étaient pas encore au centre de l’actualité :

Les filles étaient
pour devenir femmes
et ça les regardait :
elles
Les hommes aussi
je les ai pensés les hommes
et eux ils  étaient là …
J’ai hésité
puis me suis dit pareil
que les hommes ils sont là
pour être femmes aussi
et ça les regardait :
encore elles

 

Inédit : « MEUF IMMORTELLE »

Vigiles-Complies : 21h 15

 

Où est la meuf qui se croit immortelle

avec son cierge,

avec sa carte vitale,

avec sa pinte de bière artisanale.

Reine de Saba. Présidente

d’un pays en lambeaux,

d’un parc endormi ?

 

Sœur Bénédicte, du haut de ta chapelle,

dis à la meuf : « oui bien sûr tu es immortelle.

Non, ce n’est pas bien faisable et ça :

c’est ton petit cœur que tu récupères en passant. »

comme un matelas usé, bloc d’un tissu malade.

 

Poubelle-tambour,

Grenoble, mon amour.

Dans les montagnes autour,

dans celles plus éloignées :

beaucoup de neige,

énormément de lait

de chèvre et de lune,

de femme même.

Enormissimes, géantes

âmes.

Quelques sœurs

dans les bois marchent pieds nus,

soufflent fort –

et s’en va

l’arbre mort.

 

Tout part en vrille :

quelqu’un à l’aube a dessiné dans le ciel deux nichons et une bite.

Je dis : « ben alors, pauvre armée de l’air.

Je respecte : les ordres, les monstres, les circulaires,

mais débordent : bave, nuages, glace d’un cornet,

d’un passé – minitel.

 

Et la meuf immortelle (pour de vrai il paraît),

ivre et cosmopolite, triste

un peu mais pas trop

(que des sauts étonnants,

de si belles remontées de la bière il existe

dans cette ville) –

oui, cette meuf immortelle,

de l’ensemble vocal des grands vents

nous revient comme choriste.

, , , , , , , , , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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