Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.
Après l’entretien de Liliane GIRAUDON, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie OLIVIER, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), de Virginie LALUCQ, d’Elsa BOYER, de A.C. HELLO, de Marina SKALOVA, de Laure GAUTHIER de Virginie POITRASSON, de Katia BOUCHOUEVA et d’Isabelle ZRIBI, voici celui de Séverine DAUCOURT.
Poète, Séverine Daucourt a publié son septième livre, Les Éperdu(e)s, aux éditions Lanskine en octobre 2022 ; en février dernier, toujours chez LansKine et pour y inaugurer la collection des « livres à 5 pattes », un livre destiné à être écouté via un QR code, aux textes d’un genre hybride, entre pop indé et spoken words, intitulé Transparaître (encore). Adepte de formes expérimentales, elle explore les dimensions scéniques et orales de ses textes. Elle propose ainsi des performances où le littéraire, le sonore et le musical s’entrecroisent. Lauréate du prix Ilarie Voronca pour son premier livre en 2004, elle obtient en 2020 le prix Kowalski des Lycéens pour le remarqué Transparaître, aux éditions Lanskine.
En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires (Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/
Entretien de Séverine Daucourt avec Fabrice Thumerel
FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?
SD. J’ai beaucoup de mal à répondre à cette question, j’ai du mal à la comprendre. En écrivant de la poésie, je n’ai cherché qu’à défaire cette assignation à différence homme↔femme et, ce défaisant, à agir sur la langue à défaut d’agir ailleurs. Mais seule, je ne fais pas grand-chose à la langue, encore moins à la poésie qui travaille avec elle. J’ai pu, en tant que poète, faire fond sur ce qui constitue ma différence biologique, hormonale et humorale et contribuer, comme d’autres « femmes », à l’ouverture de la poésie en la représentant sous un angle hétérodoxe plus ou moins bien accepté. Mais au-delà de cette condition, mes textes sont traversés par la question du minoritaire, du rapport des marges au centre, et je n’ai pas grand- chose à théoriser en dehors d’eux, si ce n’est que c’est « nous » – femmes mais aussi fous, queers, immigrés…, ensemble des individus opposé à celui des catégories dominantes – qui agissons ensemble, chacun.e énonçant une parole unique, en dehors des communautés imaginaires.
Je ne sais donc pas ce que les femmes font à la poésie, mais je crois que la poésie, qui englobe celle des « femmes » et de ce « nous » duquel elles participent, fait en revanche fonction d’antidote, comme peut le faire la philosophie ou comme devrait le faire la psychanalyse, face aux discours scientifiques, juridiques, commerciaux, techniques qui architecturent la pensée générale en l’inscrivant dans un modèle fondé sur la différence sexuelle et le capitalisme patriarcal. Car même si elle ploie aussi, malheureusement, sous le poids de ses propres carcans et de ses normes, encore très opérants aux yeux du grand public, la poésie est traversée par les entailles et ajouts nécessaires faits à la langue – dont le corps est greffé à celui de la communauté. Et je la vois en train d’accueillir plus de nouveautés qu’elle n’en a jamais accueillies, s’ouvrir, devenir multiple, se laisser progressivement et joyeusement dégrader. La jolie poésie poétique poursuit son érosion et s’érodent avec elle d’autres images, comme par exemple le spectre de la poétesse écorchée vive ou suicidaire. La poésie dépasse aussi l’entre-soi, pour le meilleur et pour le pire, et elle finira bien par appartenir à tout le monde, ce qui était loin d’être le cas en France. Le mouvement s’amplifie et dépasse les questions du genre, de l’origine, de la différence des sexes. On pourrait rêver que les normes se dissolvent dans cette poésie épandue et qu’elle ne laisse personne au bord, aucune femme aucun homme parmi celles et ceux qui peuplent la surface terrestre. C’est évidemment plus complexe et les divisions s’acharnent à réapparaître au sein-même de ce qui s’ouvre.
J’ai eu beaucoup de plaisir à lire les voix des êtres humaines qui ont déjà répondu à tes questions, parce que leurs réponses sont impropres – le temps est révolu de délimiter un propre de « la femme » –, décomplexées, aux antipodes du repli sur soi, elles se révèlent ou se déguisent, jouent de l’incongruité et du paradoxe. Des réponses d’êtres sans ovaires ni utérus seraient-elles formellement aussi variées ? Je n’en ai aucune idée. La division homme-femme n’a plus de sens, surtout quand il s’agit d’art. Les poétesses sont un peu mieux loties que celles qui ne sont pas poètes et que ceux qui ne sont pas des femmes pour fracasser les lieux communs de la féminité – et du féminisme. A part ça, comme les autres êtres humains qui ont les spécificités requises pour être qualifiés de femmes, elles ne font ni plus ni moins que ce qu’elles font ailleurs. Elles ont en outre incorporé des siècles entiers de musèlement et un héritage d’œuvres fantômes devenues le non-lieu de leur souffrance. L’illimité de ce legs les déborde et les arme. Elles peuvent altérer les frontières, élargir le territoire. Elles ont appris à faire feu de tout bois et elles orchestrent à présent cette connaissance. Elles doivent souvent en faire deux fois plus que ceux qui ne sont pas appelés des femmes, d’où la force régénérative qu’elles produisent. Pour prendre un exemple symbolique, je peux citer la lutte administrative que je mène depuis 8 ans, à cause d’une petite erreur d’un juge – un mot oublié –, pour faire remettre à mon nom de naissance, de famille, d’autrice, le bail locatif de mon logement, passé automatiquement au nom de mon ex-mari lors de notre mariage. Alors que cet homme que j’ai quitté il y a 10 ans est condamné et ne respecte aucun jugement sans être le moins du monde inquiété, mon identité reste recouverte sur certains documents par ses nom et prénom et c’est à moi de prouver mon droit à redevenir visible. Quel individu pourvu d’un pénis perd son temps et son argent juste pour voir, après un divorce, son patronyme apposé sur sa boîte aux lettres et son interphone ? Si elles n’y laissent pas leur peau, les femmes deviennent fortes à force de se battre pour tout, pour rien. Poètes ou non, elles essaient de cumuler, concilier, se faire entendre. Et en poésie comme ailleurs, il arrive que, comme tout le monde, elles ne fassent pas grand-chose, qu’elles produisent du vent ou du bruit. Au moins sont-elles là. C’est ça qu’elles font.
FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?
SD. La domination masculine est d’actualité partout, y compris dans le milieu poétique. Chacune a pu la ressentir, qu’on y officie comme autrice ou éditrice. Certaines ont pu la dénoncer, au risque de paraître hystériques. Quelques rares auteurs ont eu le courage de s’en offusquer, au risque de paraître désaxés. Bref. #MeToo a été un moment clé dans la révolution féministe contemporaine. La honte et la culpabilité ont changé de camp. Plutôt qu’un mouvement de dénonciation au sein du milieu poétique, je prônerais une réaction en temps réel, au moment où la violence se manifeste, de ceux qui en sont témoins. Parlons, intervenons au présent, en notre nom ou au nom des victimes quand elles n’y arrivent pas. Faisons barrage aux hommes violents, révélons leurs actes au fil des jours. Sinon, on est complice. Cessons de temporiser, vainquons la peur, pulvérisons l’omerta. L’effet #MeToo permet qu’on n’attende plus, qu’on pérennise l’action en (inter)disant.
Je partage tout ce qu’ont pu écrire mes amies poètes sur le sujet du harcèlement sexuel, mais j’ajoute que les stratégies de conquête ont colonisé d’autres espaces connus du pouvoir masculin : la course aux privilèges, la force hiérarchique, l’espace occupé, la visibilité. Nous poètes et poétesses, on est récupéré.es par la culture qui nous perfuse et nous empoisonne en même temps, nous rend parfois corvéables, au service d’une politique cynique. Néanmoins, on est loin d’être les esclaves du « monde du travail », femmes comme hommes, du bas de l’échelle sociale. Mais jusqu’où est-on vigilant.e ? Sur quoi ferme-t-on les yeux ? A quoi est-on prêt.e pour en être ? La perversion finit par opérer ailleurs qu’entre les corps. Elle s’exprime moins sexuellement, mais la course à la domination est encore bien présente et sa spécificité masculine a tendance à s’amenuiser. Nous les poètes promu.e.s chef.fes d’entreprise (artistes-auteur.ices auto-entrepreneur.euses), voulons travailler, survivre. Notre petit milieu, avec son vent en poupe, est plus que jamais engoncé dans divers systèmes et frétille à l’intersection de réseaux : édition, prix, université, commerce, communication… Comme le reste, la poésie devient un label, un diplôme, un métier, une carrière. Alors oui, il peut se trouver encore plus de porcs poètes à balancer aux carrefours. Cela dit, beaucoup sont déjà morts, tant mieux pour eux. Certains ont été remis en place et ont l’intelligence de commencer à s’y faire. D’autres (hommes, institutions et quelques truies) continuent à user de la violence, par des biais adjacents. Le « milieu poétique » n’est malheureusement pas plus (po)éthique que les autres.
FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?
SD. La communauté des femmes est fantasmatique. Je n’en connais pas la langue. Je ne la cherche pas. Tant mieux, puisqu’elle est introuvable. J’espère qu’elle le restera : c’est sa force. Repérée, elle serait interdite, car surpuissante. Mieux vaut parler et écrire dans la langue de tout le monde, la même que vous que lui qu’elle qu’iel, ou alors éventuellement écrire dans sa propre langue, aussi unique que celle de n’importe qui si l’on considère qu’il existe autant de langues que d’humain.e.s. La langue se moque de ce qu’on est. Elle accueille tout. Y compris les femmes. Sans permission. Sans quota. Depuis quelques années, je suis convaincue que celles et ceux qui tentent de s’arracher aux rapports de force, celles et ceux qui sont uni.es par cette condition : devoir s’extraire, affrontent et critiquent ce qu’ils.elles partagent en un quart de seconde et en dehors des mots, avec une langue implicite (cette langue introuvable ?). Ils.elles savent envisager ensemble, tout aussi instantanément, un monde commun enfin possible. « Les femmes », celles avec qui j’échange de plus en plus souvent des regards à travers lesquels nous nous reconnaissons mutuellement, comprendront de quoi je parle.
Poudreuse
(Etat tout à fait provisoire d’un texte en germe)
Etre amoureux de la neige crée le besoin de son corps les gens ont besoin du corps de la neige ils sont noués à elle elle a tout d’eux ils lui ont tout offert ont signé le contrat pendant la première fois ou la deuxième ou la troisième ils ont basculé vers elle et ne reviendront pas en arrière ils veulent bien être son animal son chien.
Elle mange leurs fautes, leurs hésitations elle en fait fi en fait foin les envoie à travers les cloisons au loin elle dévore les gens sans qu’ils aient le temps de crier.
Quand elle entre dans leur corps, l’âme et lui enfin coïncident.
Eux descendent le long d’elle ils respirent son odeur âcre sans rien sentir ils la remettent dans son petit sac, scellé, qu’ils remettent dans la main d’une femme ou d’un homme qui grâce à elle va devenir éphémère.
La neige des gens prétend être bonne certains prétendent que la leur est meilleure.
Elle coûte de l’argent et répand beaucoup de sang sur les mouchoirs les rouleaux de papier imbibés cachés avec le pire que les gens annoncent à d’autres gens aveugles, son sang auréole de folie ce qui reste avant la division.
La neige fait de certains gens séduisants des arnaqueurs, la vérité le mensonge pour eux c’est kif kif on va pas s’infliger le réel et puis quoi encore ils savent que ce qu’ils disent n’est pas vrai mais « ça devrait l’être » leur suffit bien, l’image qu’ils ont d’eux est éblouissante comme le blanc de la neige au soleil mais comme la neige au soleil, elle fond.
La neige les fait asseoir disloqués ouvrir un fichier regarder l’esquisse éternelle à améliorer regarder l’écran sans bouger les yeux noyés dans un manque de fumée et l’heure soudain affichée trente-cinq minutes écoulées rien elle les fait lever pisser chevaucher la cuvette et une fois bien installés sortir un miroir sans s’y regarder préparer une ligne taper encore, encore, toute la journée.
Eux et la neige passent leur vie collés ne savent plus tenir debout seuls ne savent plus se séparer sur la vaste lande dévastée ils suivent la ligne que la neige trace ils se laissent par elle encercler.
Ils cherchent leur carte de crédit pour oublier leur migraine et faire passer la nuit jusqu’à l’aube qui les trouvera désespérés malades cherchant un petit caillou sous la table, dans une poche, derrière un livre avec leur carte ils ne peuvent rien payer plus un sou ne reste le matin, plus un sou de la veille ni du lendemain le banquier va appeler va dire que vous arrive-t-il arrêtez l’ami va appeler va dire tu es un mort-vivant le voisin va oublier de saluer ou alors enverra un sourire glacé et les gens croiront ferme qu’il n’a rien remarqué et la neige à l’aube aura recouvert la moindre scorie du moindre scénario nocturne avorté, les volets resteront fermés sur les traces de roues sales dans la rue désertée.
Sous l’effet de la neige ne rien faire devient angoissant alors il faut choisir une activité passive ce qui est une drôle d’idée pas facile à réaliser, pour pouvoir regarder leur mac sans se sur-stimuler les gens en viennent à télécharger des logiciels qui rendent l’écran orangé afin de ne pas déranger leur mélatonine en train d’essayer de se constituer et ils passent trois heures à voir le temps passer sans aucune couleur bleutée et quand ils en ont marre ils décident d’éjaculer.
Les gens ne savent pas comment appeler la neige à part mon amour mais elle ne leur dit jamais rien, toujours ils disent plus jamais et elle ne répond que toujours.
Quand elle part elle reprend tout ce qu’elle a apporté c’est une sacrée radine.