[Entretien] Ce que les femmes font à la poésie (15) : Véronique Vassiliou

[Entretien] Ce que les femmes font à la poésie (15) : Véronique Vassiliou

septembre 30, 2023
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[Entretien] Ce que les femmes font à la poésie (15) : Véronique Vassiliou

Suite à la parution en décembre 2021 de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, début 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde  ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.

Après l’entretien de Liliane GIRAUDON, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie OLIVIER, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), de Virginie LALUCQ, d’Elsa BOYER, de A.C. HELLO, de Marina SKALOVA, de Laure GAUTHIER,  de Virginie POITRASSON, de Katia BOUCHOUEVA, d’Isabelle ZRIBI, de Séverine DAUCOURT et d’Aurélie FOGLIA, voici celui de Véronique VASSILIOU.

Plus de 50 ans et paires de chaussures, plus de 20 livres, plus de 150 chroniques et textes critiques publiés dans plus de 40 revues françaises et étrangères, plus de 200 lectures, quelques performances, plusieurs expositions, de nombreuses broderies, 1 fracture, 1 tendinite et 1 thèse, Véronique Vassiliou pratique patiemment le croisement des genres (l’art, la cuisine, la couture, l’horlogerie, l’écriture, la botanique, etc.).
Ses derniers livres parus : . Nous éditions, 2021 ; Jardins. Anne Slacik et Véronique Vassiliou. Voix éditions, collection « face à main », 2018 ; Le sens du sens (affiche de poésie). Le Bleu du Ciel, 2017 ; Jam Jam. Argol, 2015.
[Une fois n’est pas coutume, pour des raisons techniques, il faudra attendre la parution en volume pour découvrir l’inédit de Véronique Vassiliou.]

 

FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?

VV. Elles lui font ce qu’elles font au monde, ce qu’elles sont au monde. Elles l’habitent en profondeur, en en explorant les recoins.

Louise Bourgeois, La Femme-Maison, 1947-48

Elles la pétrissent. Elles la malaxent. Elles la tannent. Elles l’éprouvent. Elles la cuisinent. Avec leurs propres outils. Elles lui font emprunter des chemins de traverse parce qu’elles les connaissent. Elles la font entrer par les petites portes. Elles lui donnent vie. Elles la placent en première ligne car ce sont des guerrières, des combattantes ordinaires.
Les femmes savent penser en 8D.
Déterminées, elles détraquent, démolissent, démontent, délient, dénouent, débrident. OBSTINÉMENT. Elles la rendent détonante.
C’est cette endurance de la ciselure qu’on retrouve dans leurs livres. Ce souffle de la course de fond. Elles l’ont si longtemps vécue de l’intérieur, la poésie. Qu’elle leur est une bouée de survie. Un espace de liberté intouchable.
Et quand elles y vont, elles y vont, elles ne momottent pas, n’est-ce pas Louise[1] ?

 

FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?

VV. Quant aux poètes, ce ne sont pas des êtres à part, ni des anges, ni des extra-terrestres. Donc, les femmes poètes ont subi ou subissent ce dont elles souffrent dans nos sociétés.
Durant des années, je me suis mise à l’écart du milieu poétique, écœurée par les assauts et les rapports faussés par la séduction-soumission. J’ai alors décidé d’exclure mon je. De le mettre à l’arrière-plan.
Je ne pouvais plus écrire je. Je voulais que ce que j’écrivais soit séparé de ma personne physique et soit pris pour tel. Un livre, pas un plan cul potentiel.
J’écris avec des contraintes, ce fut donc un exercice. Laisser l’écrit au-devant, la je dans l’ombre, à deviner. Mes premiers éditeurs et éditrice (Dominique Grandmont, Henri Poncet, Catherine Flohic) ne m’avaient jamais rencontrée. Je n’ai pas eu besoin de me mettre à poil pour être publiée. C’est ma petite gloire.
Et ce sont deux hommes qui m’ont aidée, dans les années 2000, à ne plus avoir peur du milieu, comme on parlerait d’une mafia. Éric Giraud et Nicolas Tardy, deux amis, deux frères, deux camarades. Avec lesquels il était possible de parler poésie, de rire, de travailler sans « risque ». Alors, j’ai « réintégré » le milieu en prenant garde de rester à l’écart, mais pas en marge.
Parlons aussi de mes combats : femme divorcée ayant élevé longtemps seule ses enfants, en travaillant à plein temps. Voici ce qu’était mon emploi du temps : lever tôt le matin, faire manger les enfants, les accompagner à l’école, partir en voiture travailler, travailler à plein temps, rentrer du travail, aller chercher les enfants à l’école, les faire goûter, leur faire faire devoirs et toilette, préparer le dîner, les coucher. Et puis écrire. Enfin. En sentinelle.
Un emploi du temps d’esclave. C’était ça ma liberté. Et c’était ça ma lutte, mon engagement. Maintenir le bateau à flot, écoper, écoper tout en continuant d’écrire. Il n’est pas nécessaire d’avoir une écriture engagée pour s’engager.
Écrire d’ici, monmonde, c’est déjà une lutte.
Du moins, c’est ce que je tente.

Et la puissance, on en parle, en poésie ? Rien à gagner, ou presque, mais tout est enjeu de pouvoir. Le moindre centimètre carré. Or, je ne veux pas de ce pouvoir.
Une fois, j’ai reçu l’appel d’un poète « puissant » alors que j’étais en voiture et en retard pour aller chercher mon fils cadet à l’école. Il m’appelait pour me reprocher des propos qu’on lui aurait rapportés, tenus à son égard. J’ai crié, hors de moi devant tant de suffisance hors sol, et j’ai définitivement refusé de lui parler.
Entre lui et moi, la distance de la lune à Mars. Moi, les pieds sur terre, dans le cambouis, et lui dans les cieux.
C’était ça, être une femme libre poète ordinaire, en 2000. Le soir, après 21 h. Un week-end sur deux. Et pour autant, pas une poète du dimanche.
Alors Je, moi je, refuse de ressembler aux hommes. Je veux être ce que je suis, une femme, avec toutes mes différences que je revendique. Je ne veux pas de leurs ton, timbre, posture, codes. Et je cultive le grand écart, quoi qu’il m’en coûte. Refusant de quitter la terre pour les cieux.

 

FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?

VV. Elle n’est pas introuvable, cette langue. Elle est disséminée, c’est tout. Elle est celle de leur force, de leur histoire, de leur combativité. C’est une langue, ou plutôt une écriture, qui est celle de l’aptitude à la patience. Une langue obstinée qui sait broyer le genre. Tous les genres. Les femmes sont désormais présentes et au-devant. Je ne parle ni de communication, ni de guimauve. Je ne parle pas de celles qui usent de tous les stratagèmes, beau bête, précieux, poétisme, cul et con, qui savent que le pouvoir éditorial est trop souvent dans des mains masculines. Et qui se vendent ainsi.
Je parle d’une ligne de front, d’une lame de fond. Je parle de toutes celles que je lis et qui m’étonnent, ces sœurs, ces indélicates, ces résolues. Je parle d’une langue de mineure de fond. Avec les outils de la mineure de fond, les pelles, l’ombre, le charbon, les souterrains, les explosions, le marteau-piqueur, le clavier manié comme une pelleteuse. D’une écriture qui s’est dégagée du sous-vide prêt à consommer avec ouverture facile. Ces femmes qui écrivent ont été contraintes de prendre le temps de s’imprégner d’histoire artistique et littéraire, gentiment mises au placard par les hommes, et de s’en défaire. Je pense alors à Ingeborg Bachmann, Gertrude Stein, Annie Dillard, Louise Bourgeois, entre autres. Et je pense aussi à tous ces hommes offensifs, hors genre, qui savent faire dans la dentelle.

Le sujet de la poésie n’est pas un sujet, il ou elle, il-elle. En poésie, le sujet est pluriel, multiple, protéiforme.
J’aurais écrit au moins 32 fois je en 2022. Et ça ne fait que commencer.
Or je est dans jeu et enjeu.

 

 

[1]« Il est un diseur, elle calembourgeotte
Il parle, elle parlotte
Il joue à la bourse, elle boursicotte
Il cuisine, mais elle popotte
Il transporte, elle fourgotte
Il siffle, mais elle sifflotte
Il touche, elle touchotte
Il tousse, elle toussotte
Il bouquine, elle bouquinotte
Il vit, elle vivotte »

Louise Bourgeois

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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