[Chronique] Nicolas Bouyssi, La Femme de travers, par Jean Renaud

[Chronique] Nicolas Bouyssi, La Femme de travers, par Jean Renaud

mars 4, 2021
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Nicolas Bouyssi, La Femme de travers, par Jean Renaud

Nicolas Bouyssi, La Femme de travers, P.O.L, novembre 2020, 352 pages, 21 €, ISBN : 978-2-8180-4826-9.

 

Quoiqu’il se présente, par instants, comme un “journal”, ce livre ne ressemble pas vraiment à ce que nous connaissons sous ce nom. Ce sont 350 pages écrites en dix jours (du “2/12/16” au “11/12/16”), l’ensemble divisé, d’autre part, comme le jeu de l’oie, en 63 “cases” – “ce qui fera de moi un équivalent d’oie absolument gavée de sa propre pensée”. Texte “ni corrigé ni relu” (seuls, ici et là, quelques mots biffés). Une écriture torrentueuse, sans repos, sans précautions, sans prudence. Parce qu’il ne faut “s’interdire aucune hypothèse ni stationner lâchement paresseusement dans le même cercle à l’instar du cochon d’Inde dans sa cage, à bouffer la même carotte marron flétrie”. Parce qu’il s’agit d’“ouvrir d’un bon coup de pied, de poing ou de tête le vasistas de son âme ou de sa névrose pour aérer les coins les plus empoussiérés moisis  puants de ses parois osseuses”. D’où cette adresse au lecteur : “À tout de suite, donc, pour cette visite (guidée ?) des marécages de ma pensée (= bayou).”

Mais, plus que d’une visite, il s’agit d’une explication – au sens que prend le mot quand il s’agit de bagarre – avec soi et le monde.
Et, comme dans toute bagarre, il y a désordre, reprise, insistance, jusqu’à l’épuisement – tant qu’on ne vous a pas “enfermé dans une pièce aux parois de liège”. Ce que charrie, accumule ce journal, si on tente de le décrire, ce sont d’abord des morceaux de vie – d’une vie “colonisée”, ratée, insurgée, angoissée – : histoires de femmes, de copains, de père-mère-sœur, de déménagements… C’est ensuite tout un attirail d’appareils électroniques (quoique ce journal, est-il répété, soit écrit sur des cahiers) : écrans digitaux, logiciels, algorithmes, jeux vidéo, plateformes de téléchargement, films violents, pornographiques le plus souvent (N. Bouyssi invente toute une filmographie), dans lesquels des techniques permettent de s’introduire. Ces situations, ces films, ces extensions fictives de la vie donnent lieu à toutes sortes de considérations sur la honte, la culpabilité, l’excitation, l’angoisse, à des tentatives désordonnées, obscures ou demi-obscures, emportées par une inépuisable véhémence, de théorisation : définitions, distinctions innombrables, données au présent gnomique (cinq “points de démence”, par exemple, précisément numérotés). À quoi s’ajoutent des déclarations rageuses : “Ou on fait péter quelque chose, cabine téléphonique, vitrine, flic, immigré, joue de sa femme/fille, cul du chien/fils ou bien quelqu’un d’important symboliquement en l’enfermant dans les toilettes pour lui faire entendre par la métaphore sadique anale infantile qu’il est du caca.”

Notons que l’auteur de ce journal, qui a de la culture, se réfère aussi, rapidement ou non, et sans aucun respect de convention, à Burroughs, Courbet, Cronenberg, Poe, Sade (liste non dépourvue, évidemment, de signification). Quant à l’histoire d’Œdipe, souvent évoquée, c’est “un synopsis écrit sous Périclès”. On lit aussi, un peu plus loin, à propos d’un personnage de fiction : “Dans son bled comme à Thèbes tout le monde est dégénéré, tout le monde est de la même famille.”

Mais le plus intéressant ici est le sort fait à Lacan. Lequel n’est jamais nommé, mais dont les notions de réel, d’imaginaire et de symbolique (que Lacan dit liées d’un “nœud borroméen”) sont constamment agitées, et de la façon la plus hasardeuse, la plus confuse, la plus hallucinée, par l’auteur du journal. Particulièrement les “deux machins habituels (S et I)”, en liaison avec l’irruption massive du virtuel porno. On lit des formules comme : “Le conflit entre l’I et le S continue d’être déclaré, la partouze (ou triolisme) aussi par conséquent, et ils se passent en temps réel à l’intérieur dans ton crâne.” Ou encore : “Le symbolique est de l’imaginaire factice figé comme une veste à épaulettes ou un building Chrysler.” Quant au “réel”, il semble n’être, bien loin de Lacan, que ce que nomme le sens commun, soit l’ensemble des objets, des personnes, des lieux auxquels le sujet a affaire : rues,  parkings, square, Franprix, appartements, fenêtres, table en faux chêne, métro, bus, sandwichs…

Ce qu’on garde de ce livre – les citations qui précèdent le montrent sans doute –, ce qui emporte la lecture, ce sont d’abord ces phrases bizarres, souvent longues, entassées, égarées, obsédées, compliquées, précipitées – “phrases qui tarabiscotent comme des vrilles sèches ou des dreadlocks” –  dans lesquelles l’auteur du journal semble sans cesse se perdre, s’enfermer. Elles sont la pensée même du texte, bien plus que ses affirmations incessantes. Pensée tordue, insurgée, hautaine, arrogante, impuissante malgré sa rage – et, à ce titre, émouvante –, dressée devant le monde, interrogeant sans fin la possibilité de s’y tenir. Soit cet exemple, encore : “Ce qui donne, en résumé, un système informationnel phobique consanguin fonctionnaliste et sans tendresse qui préconise le voyeurisme, les insultes, les coups de matraque, la branlette et le masochisme chirurgical orthonormé pour supporter.”

On admettra que ce livre confus, violent, n’est pas “clair”. Mais il est exact. Ce dont il a conscience : “Comment pourrait-on être exact si on est contraint de rendre son imaginaire narratif et rocambolesque et attractif, avec début, milieu et fin en guise porte-jarretelles, etc.” On peut, assurément, le préférer à bien des récits qu’on résume à loisir et qu’on déclare “bien écrits”.

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