[Libr-relecture] Jean Anouilh, Pièces costumées et Pièces secrètes (rééditions poche), par Christophe Stolowicki

[Libr-relecture] Jean Anouilh, Pièces costumées et Pièces secrètes (rééditions poche), par Christophe Stolowicki

avril 7, 2020
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[Libr-relecture] Jean Anouilh, Pièces costumées et Pièces secrètes (rééditions poche), par Christophe Stolowicki

Jean Anouilh, Pièces costumées, Pièces secrètes, La Table Ronde, coll. « La Petite Vermillon », mars 2020, 8,90 € chaque volume (successivement 352 et 320 pages).

 

Lire Anouilh, réédité ici dans une collection de poche, me fait remonter toujours le même bonheur, qu’une douleur sourde traverse : les dents du scorpion dans l’éden.

Le génie du théâtre l’a touché de son aile, celui qui dans les temps modernes a élu Jarry et Wilde, ni Giraudoux ni Cocteau – cette aile dentelée me blesse encore quand la dernière guerre est finie depuis trois quarts de siècle. Dans la France du chagrin et de la pitié il fallait prendre parti et Anouilh a tergiversé mortellement.

Antigone, 1942, représenté en 1944 sous occupation allemande, évoque un Pétain sympathique qu’illustre Créon, la Résistance et la collaboration renvoyées implicitement dos à dos. Pauvre Bitos, 1956, repris dans un recueil de Pièces grinçantes, ridiculise, engoncé dans le costume de Robespierre, un procureur de l’épuration qui n’a pas eu pitié d’un « petit milicien », ancien camarade de classe, que « deux mères à genoux », dont la sienne, le conjuraient d’épargner. Onze ans après Anouilh, qui a cependant aidé la femme juive d’un ami, lève le masque de son tropisme.

Génie d’un théâtre du théâtre, mis en abyme à une puissance qu’aucune table de logarithmes ne saurait suggérer. Dans Le rendez-vous de Senlis, 1937, des comédiens professionnels sont engagés pour assister un séducteur redevenu un simple jeune homme amoureux. Dans Léocadia, 1939, qui fait suite dans le recueil des Pièces roses, tout le décor d’une rencontre

Le jeune Michel Bouquet dans le rôle de Bitos (coll. A.R.T.)

idéalisée est reconstitué dans un parc de château, y compris un taxi que dévore le lierre. Pauvre Bitos met en scène un « dîner de têtes » de personnages grimés en Danton, Mirabeau, Tallien pour accabler Bitos Robespierre, qui a accepté par snobisme de jouer le rôle. Dans L’alouette, 1953, la première des Pièces costumées, descendue une marche aux Marches du Temps et à ses margelles, desserré un cran de sa ceinture d’éternelle vierge, Jeanne d’Arc et les personnages historiques de sa vie et de son procès portent sur scène leurs propres rôles, mais avec une telle intensité que ce qui paraît joué d’avance déjoue la fatalité de l’Histoire. Cauchon le collabo (« godons » employé par Jeanne pour désigner les Anglais préfigurant « boches ») représenté en vieil évêque humain, trop humain, qui avec une dialectique adoucissant de cautèle de verve sourde les pratiques judiciaires de l’époque, sa théologique inquisition, épargne à Jeanne contre toute attente le bûcher. Au fait, on a oublié de jouer le sacre du roi Charles (de Gaulle ?), avorton couronné sinon bâtard, c’est réparé sur-le-champ.    

Dans Becket ou l’honneur de Dieu, 1958, la deuxième des Pièces costumées, où par machinerie et jeux d’éclairage les décors les plus disparates se succèdent en un paroxysme du théâtre rappelant les fêtes données par un séducteur dans La double épreuve, une nouvelle de Sade – d’entrée une indication scénique (« Leur ton d’abord lointain comme celui d’un souvenir changera aussi et deviendra plus réaliste ») éclaire qu’est emprunté au cinéma son flashback. En costumes d’un temps où l’Angleterre était encore catholique, planté d’emblée le dénouement de la passion tragique du roi pour son mentor et compagnon d’armes et de débauche qui, nommé chancelier, se dépouillant de ses biens devient primat d’Angleterre – alternent des propos cyniques (« Charmants bambins ! Graine d’homme. Déjà sournoise et obtuse. Dire qu’il faut s’attendrir là-dessus, sous prétexte que ce n’est pas encore assez gros pour être haï et méprisé ») et des paradoxes rappelant le théâtre d’Oscar Wilde (« Vous êtes aussi le Dieu du riche et de l’homme heureux, Seigneur […] et c’est peut-être lui votre brebis perdue ») sans son génie.

Anouilh, suite et fin. Malgré quelques retours en grâce, le délicieusement suranné tourne à l’odieusement suranné. Dépouillé de sa grâce, le cynisme est nu.

Dans La foire d’empoigne, 1962, la dernière des Pièces costumées, le cabotinage s’empare de l’Histoire : Napoléon, « un acteur pareil », revenu de l’île d’Elbe alors qu’il sait « qu’il est perdu […] pour se faire une sortie ». Justifier la collaboration revient comme une antienne. Fouché : « – Votre Majesté compte faire une épuration ? Napoléon, frappé. – Épurer ! Voilà un mot auquel je n’aurais pas pensé. Fouché, l’ancien révolutionnaire qui a survécu à tous les régimes, adopté par Louis XVIII – érigé en modèle. Tu étais si gentil quand tu étais petit, 1969, la première des Pièces secrètes, rejoue Les Choéphores d’Eschyle, agrémenté des commentaires ignobles, réducteurs, racoleurs  (« Une fille de l’Assistance placée en ferme à treize ans, ça les bat de loin, les Tragiques ») des quatre musiciens de l’orchestre. L’Histoire ne suffisant plus, Anouilh s’en prend à la légende, Égisthe devient un bon père pour la petite Électre. On ne récrit pas deux fois Les Choéphores ; où Shakespeare a fait Hamlet, Anouilh ressasse sa haine de l’épuration : « lorsqu’enfin est passée la justice – la justice que tout le monde appelait à grands cris – l’éclairage change […] et ce sont les juges et leurs robes rouges qui prennent des airs d’assassins. »)

Restituant, avec les seuls dialogues et jeux de changement de décors les effets de montage du cinéma, L’arrestation, 1971, superpose deux temps, deux âges d’une vie d’homme, un Arsène Lupin meurtrier, non de son humble père qu’il révère mais de son pervers géniteur – se révèle être le film d’une vie déroulant sa bobine au dernier instant de vie, d’une durée passant toute espérance, vraisemblance, un excellent Chabrol. Et depuis longtemps qu’il lutte pied à pied avec le cinéma, plus apte que le théâtre à rendre le temps vécu, Anouilh l’attaque de front avec Le scénario, 1974, situé en août 1939. Le regard narquois sur le producteur juif, Loubenstein, d’une vulgarité que tout oppose aux deux aristocrates qu’il paye généreusement, l’un allemand, Von Spitz, ne claquant pas encore les talons, l’autre d’Anthac, français décavé, les patronymes bien choisis – agace d’antisémitisme bon enfant, voire compréhensif. Le scénario choisi sera celui d’Hitler.

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rédaction

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