[Chronique] Armand Dupuy et Bobi + Bobi, Les Paensements d'Arrière-arrière-grand-maman

[Chronique] Armand Dupuy et Bobi + Bobi, Les Paensements d’Arrière-arrière-grand-maman

janvier 27, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Armand DUPUY et Bobi + Bobi, Les Pænsements d’Arrière-arrière-grand-maman, Animal Graphique éditions, coll. "Bilingue" (trad. F. Bhogadia), novembre 2009, 44 pages, 19 illustrations, 9 €, ISBN : 978-2-918635-00-0.

Suite à la présentation de ce texte parue en fin d’année dernière (FT), voici l’inventive transcription critique que nous a fait parvenir Jean-Nicolas CLAMANGES.

Chronique de Jean-Nicolas CLAMANGES

"On ne sait jamais comment viennent les choses" écrit l’un sur une peinture grisouille où ça floconne dans un coin des petits cercles qui fabriquent du sombre au sol en sorte de nuages, tandis que la cheminée saigne sous un "clac". Et ça commence dans une langue inventée : "nulle tête ne va vent" qui touche vite à la nôtre côté boucherie : quelqu’un essaie de penser en marchant, malgré. C’est qu’il y a du chignon : c’est l’antépénultième grand-maman, on va l’apprendre, qui vit de profil, l’autre moitié en partance là ou grouillent les morts.

Ce sont un rythme et une syntaxe singuliers ; pas loin de Venaille souvent, ou carrément Carver : "on claque un rideau de fer, un gars s’accoude à la portière". Sur l’image c’est maintenant un type sans visage ou presque, les mains posées sur l’étal, avec des silhouettes de viandes qui pendent ; ses mains, il va se les faire trancher ; déjà il ne peut plus les retirer à cette glu de gris foireux qui sent la charogne. Puis on passe en salle de bain, toute bien dessinée avec des tons bleus et un "clac " dans les tuyaux ; quelqu’un dit : "des jours à tremper seul dans l’humide ou dans ces fleurs en passant". On passe aussi. Rien à voir avec la prose menue de Toussaint ; dans cette salle de bains, nous dit-on : "ce qu’on pense ne va jamais plus loin que ce qu’on terre".

On se gratte la tête comme il gratte les fleurs, le héros du poème ; des problèmes de peau avec la langue : gratter épéler, the same. Idem avec le papier peint : "je gratte encore. Parfois j’atteins le plâtre" : gratter la langue jusqu’à ce qu’apparaisse son insu : "des blessées, qui reviennent par leurs yeux, de profil". Bobi + Bobi, c’est le peintre : son aïeul à elle, c’est Bacon (le peintre). Peint comme on se décrasse après des heures dans la merde de vivre : en fout partout ; sur les murs dans la baignoire, plein la page. En face, celui qui écrit tente de tenir le coup : pas évident. Parole de l’arrière-arrière : "ce matin j’ai craché du sang". On passe.

Une double page bourrée de gris sale, mais c’est peut-être un écran de cinéma, une image d’apocalypse (il y a des sortes de tête en bas, pas plus claires les têtes). D’ailleurs l’image suivante, c’est un champignon atomique, en bleu adorable comme disait H. Sur la page de texte on respire mal : "j’ouvre la fenêtre, mais rien n’y passe. Le manque d’air fait bloc". Là il faut dire que c’est Armand Dupuy qui écrit cela. A.D, c’est ce type qui fait bloc dans un coin du ring en attendant que la dégelée cesse. Il a la gueule dévastée derrière sa tête ; il attire les mouches, comme l’arrière-arrière : c’est ce qu’il dit, non ? "toute sa couleur lui coulait dans le menton" ; non, pas sa couleur, sa douleur ; non ! pas sa douleur : sa figure. Voilà. Ça figure comme ça pænse (Pardon du jeu de mort). Her whole face was oozing onto her chin : ooonzing, comme zooom, comme le zon zon des mouches : "de grosses mouches molles, lit-on, sont entrées autour de mes pouces, je les chasse". I wave them away (c’est la traduction du § 6 puisque le texte est bilingue).

De nouveau le gris sale comme travaillé au couteau (peut-être au doigt), une sorte de manif, on ne sait pas trop : le texte a l’air de voir autre chose : "des gens minuscules qui ne pensent pas à leur sang". Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui pense à son sang, là tout de suite ? Il y a des manifs où les matraques, les manches de pioche et le reste, etc. Une écriture appliquée a inscrit en rouge sur rose de lino : "Dublin, 1909, et les quelques années qui suivent. Point. Bacon est un enfant fragile. Point. Il souffre d’asthme et là /barré/ on dit que son père le fouette pour le fortifier." À droite il est question d’un portrait de profil, et puis du temps qui disparaît. Puis de quelqu’un qui disparaît dans sa poubelle qui est sa plaie, qui est la baleine de son corps qui s’avale soi-même (ici je réinvente ce que je lis mais c’est à peu près l’idée générale). La télé avale le temps, comme le corps avale la poubelle, comme, etc. : "whole chapter of memory dance on the screen" : la traduction réinvente aussi car le texte dit simplement : "des pans de mémoire mijotent sur l’écran". Mais on aime bien cette idée d’un mijotis dansant ou l’inverse. On passe.

Quelqu’un vit dans ses épaules, entêté, il mange la soupe : "j’ai ma tête, mon ring étroit, ça va". Connexion ici avec le seul livre qu’ait écrit Antoine Percheron, ce type qui se mourait de devenir arborescent par l’intérieur : Végétal, L’Escampette, 2001. A.D, ce serait plutôt de la neige tassée bien dur, bien gris, dans un coin oublié du froid. Du froid mental : "ça m’est égal, rien ne vient". Parfois il accède aux trous derrière ses yeux. Il regarde ça dans la glace. Il pense à ce qu’il y a sous la terre. : "it smells neither of humus nor of old bandages". Sur l’image une silhouette de femme assise avec un phylactère rose sans rien d’écrit, qui sort de son front. Le texte à côté devient irrespirable : on attrape au vol : "ta pensée crisse, mais ta peur ne fait pas de bruit". On file.

C’est une rue depuis une fenêtre : un gris jaunasse, une petite marelle rouge en bas, quelqu’un a frotté la buée à la vitre pour qu’on voie. À côté le type qui raconte n’arrête pas de dépasser le chignon du début sans le dépasser. Ce côté Venaille. Sur l’image d’après, l’écriture d’écolier a inscrit à l’encre rouge : "on dirait l’intérieur d’une boucherie", à propos d’une toile. On apprend que Bacon se prenait pour la viande qu’il allait acheter chez le boucher. On commence à suivre un peu. Le narrateur continue à rater sa cible qui cherche sa tête ; il essaie d’accélérer l’écriture. Comme si on pouvait. Puis une double page rouge, avec comme une sorte de cicatrice cousue tout le long. Puis un buste aux seins lourds au visage sans visage, torchonné on dirait. Mais à côté l’écriture tape dans le mille : "Même dans ma tombe faudra me poser sur le flanc ; de toute façon, maintenant c’est la vie de profil et jusqu’au bout". Il y a la "face potable" et la face imbuvable, celle qui coule : "de la peau restée, pas disparue, mais qui n’est plus" : sa face d’absence.

Cuisine à l’image, dans les gris clairs, avec un sparadrap et une inscription dans le coin droit en haut ; il est question d’Hiroshima, Nagasaki, de la bombe A, de son souffle. C’est l’époque, celle dont Sade n’aurait jamais osé rêver. C’est notre pain quotidien. "C’est drôle, ma joue sent la terre" : ce qu’elle raconte l’arrière-arrière, ses pænsements sont inscrits sur les bandelettes de sa momie, mais on ne peut pas lire sans avoir tout déroulé. C’est ce qu’on fait. On traduit des images, on transpose des phrases. Bobi + Bobi ; Armand + Dupuy ; Farida + Bhogadia, etc.

On arrive à la dernière image et au dernier texte. Une fille de dos dans le rose d’une lunette arrière ? Le texte cherche quelqu’un, cette femme, à l’hôpital ; une banderole avec écrit : PAVILLON N / URGENCE EN GREVE ; du vent qui souffle par les A et les O. O comme dans photo. A comme dans platanes. Le type qui écrit dit qu’il se sent platane. O pèse 120 kilos, pas comme le type sur la photo, et pourtant c’était une sorte de lui – avant la guerre. On est toujours une sorte d’avoir été pour quelqu’un.

J’oubliais l’image de couverture : un cri rouge sang dans l’averse du temps. Un hurlement de torturée. Qu’est-ce pour nous mon cœur que les nappes de sang/Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris/De rage, etc.

Nous y sommes.

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rédaction

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